L'espace d'une minute

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Il court. Sans s'arrêter, sans même vouloir se retourner. Il court pour vivre, il court pour survivre, il court pour s'enfuir. Et il n'a jamais été un grand coureur. Quelques minutes, c'est tout ce qu'il lui faut pour s'écrouler contre un mur, se laisser glisser au sol, crachant ses poumons dans une respiration aussi erratique que difficile, éructant sa salive, sifflant de douleur. Vingt minutes, vingt minutes c'est tout ce qu'il doit tenir et après il sera libre. Il le savait pourtant, en arrivant, que la partie allait être délicate et qu'il allait devoir rester discret, ne pas se faire remarquer, se contenter d'obéir aux règles jusqu'à ce que l'heure de disparaître soit venue. Mais il n'a pas pu s'empêcher de lutter contre les manipulations et de relever la tête lorsque tout le monde la gardait baissée à contempler ses chaussures. Autour de son poignet, il observe l'heure qui clignote dans une lumière blafarde. Encore deux heures. Et il n'a pas le temps de souffler : déjà il entend dans les étages inférieurs du bâtiment et les cris et les aboiements de ceux qu'ils ont lâchés sur lui. Il est fatigué. Il n'en peut plus, même. Et il est presque certain qu'ils ont un Traqueur.


Deux semaines plus tôt, il était encore assis dans ces salles de classe à apprendre avec les autres les différentes caractéristiques de chaque catégorie, à réfléchir sur les avantages et les inconvénients que représentait chaque caractère mis en avant sous les tatouages. Une semaine plus tôt, il faisait encore partie de la foule informe et inconnue. Quelques jours plus tôt, ses amis riaient de le savoir aussi malchanceux pour ne toujours pas avoir été catégorisé. Quelques jours plutôt, il était encore un anonyme. Et maintenant, ils savent qui il est. Pire encore : ils savent ce qu'il est.  Il se dit qu'il a eu de la chance d'avoir été prévenu avant son arrivée. Il plaint ceux qui sont comme lui mais qui l'ignorent encore, il plaint ceux qui vont être traqués dans les mois à venir et qui vont se faire prendre. Il plaint ceux qui vont devoir jouer à un jeu sans en connaître les règles. Il les a vus arriver, les nouveaux. Il a vu le train partir, son train, il a vu ses amis quitter les lieux et regarder derrière eux dans l'espoir de l'apercevoir.


Et lui, il était terré dans son bâtiment à la recherche d'une porte de sortie. Le plan prévoyait qu'il se mêle aux élèves et qu'il prenne le train pour enfin se libérer de cette prison, pour ne pas rester à leur portée, mais il n'a pas eu le temps. Il n'a pas osé. Il est resté caché. Et il ne lui reste désormais qu'une vingtaine de minutes avant de pouvoir rejoindre ceux qui sont supposés le protéger.


Sois silencieux, reste discret. Obéis et ne te fais pas remarquer. Pourquoi n'a-t-il donc pas obéi aux consignes de ses parents bon sang ? Ce n'est pourtant pas faute de les avoir entendus lui dire et lui redire les semaines qui ont précédé son départ. Ce n'est pas faute d'avoir entendu, encore et encore, cette maxime pendant toute l'année qui vient de s'écouler. Seulement à l'époque il ne savait pas, il ne comprenait pas à quel point ce n'était ni anodin, ni négligeable. A l'époque, il ne savait pas encore que ne pas se faire remarquer était une question de survie. Et quand il a enfin compris, il était trop tard.


Les cris se rapprochent, il distingue même dans le couloir le reflet d'une lampe de poche. Ils le traquent depuis ce matin, le décompte sur sa montre lui indique le temps qu'il lui reste avant d'être définitivement libre et de pouvoir quitter cet endroit. Pour être caché, pour être hors de danger. Comme les rares dans son cas qui ont réussi à s'en sortir. Il ne sait pas combien ils sont, il n'a même pas compris pourquoi ils ne pouvaient pas l'aider : tout ce qu'ils ont fait ça a été de lui faire comprendre que si les Agents le retrouvaient avant 3h22, avant que le décompte sur sa montre ne se soit achevé, alors il ne s'en sortira pas vivant. Et il les a cru, et il les croit encore, parce qu'il n'a pas le choix et que cette chaleur moite dans son dos lui prouve qu'ils ne mentaient pas. Que personne ne lui ment lorsqu'on lui affirme que se faire prendre, c'est mourir. Ses doigts glissent sous son tee-shirt, il étouffe un gémissement lorsqu'ils reviennent luisant d'un liquide dense et sombre. Il saigne. Ils l'ont touché à l'épaule alors qu'il se pensait en sécurité, tout à l'heure : il ne doit sa survie qu'à une accumulation inconsidérée de coïncidences chanceuses qui lui ont permis d'atteindre ce bâtiment, d'atteindre cet étage, de se réfugier dans cette classe où il est désormais acculé alors que les Agents arrivent. Il aurait dû atteindre la gare, il aurait dû rester au sol : se perdre en hauteur n'était vraiment ni futé, ni malin, ni raisonnable, même si l'altitude lui semblait un refuge à ce moment-là : il n'a plus de porte de sortie à présent. Il a envie de pester, de pleurer, de baisser les bras mais ce compte à rebours sur son poignet l'en empêche. Il est trop proche de la fin pour cesser maintenant de se battre. Ravalant sa salive, le voilà qui s'accroupit et essaye de reprendre ses esprits. Il les entend fouiller chaque classe l'une après l'autre avec une efficacité redoutable. Ses yeux se glissent vers la fenêtre, il a une poignée de minutes devant lui avant qu'ils ne l'atteignent. Il a une poignée de minutes pour se décider à combattre son vertige.


Un pas, deux, il a peur d'être entendu. Dans sa nuque il le sent pulser comme mu d'une vie propre. Il y a bientôt vingt-quatre heures, ce n'était qu'une démangeaison agaçante, c'est à présent une lettre imprimée au fer rouge, indélébile. Il ne sait pas exactement ce que ça veut dire et encore moins ce que ça implique, il sait juste que ça fait de lui quelqu'un de différent et que ça leur suffit pour le chasser. Il s'approche de la fenêtre, retient son souffle en considérant les dix étages sous ses pieds. Il est fou, il ne peut qu'être fou pour envisager cette possibilité. Et pourtant il ne voit pas d'autres solutions. Ça fait six étages qu'il y pense, ça fait six étages qui repousse l'inévitable. Seulement, l'escalier menant aux pièces d'au-dessus est désormais hors d'atteinte : il est totalement piégé. Obéis, fais-toi discret et le temps venu, disparais. C'est ce qu'ils lui ont dit. C'est ce qu'il n'a pas fait.


Il a mal, ça fait des heures qu'il court, qu'il se cache, qu'il fuit de justesse. Il a envie de s'écrouler, il a envie de dormir, il a faim, froid, soif. Ses doigts tremblants ouvrent la fenêtre, la font coulisser sur les montants. Dehors, le vent semble se moquer de lui lorsque les jambes flageolantes il se hisse sur le rebord. Se plaque contre la façade de l'immeuble. Il est désespéré : les aboiements se rapprochent, la lumière s'intensifie, illumine la pièce. Dans la nuque des Agents, il voit leur tatouage coloré miroiter dans le noir comme une menace implicite. Rouge, orange, pourpre, il ne manque que le bleu, ce bleu qui l'a condamné.


La fenêtre claque en retombant, il est à présent prisonnier à l'extérieur sans retour en arrière possible. Et toute l'attention des hommes est sur lui. Il n'a pas le temps de respirer, il n'a même pas le temps de hurler que la vitre explose en fragments de verre. Sa peau est morcelée de coupures, ses doigts ripent sur le rebord, ses pieds dérapent, il se sent partir en arrière.


Son cri résonne dans la structure alors qu'il se sent chuter. Sur son poignet brille deux nombres qui défilent inlassablement, insensibles à sa défaite, indifférents à sa chute qui ne semblent plus vouloir s'arrêter, au sol qui se rapproche bien trop vite. Il aura essayé, il aura essayé de leur échapper. Il espère maintenant que les autres s'en sortiront lorsque leur heure viendra. Il espère qu'on les préviendra : parce qu'ils n'auront que 24h.


« Bonne chance... »


Son murmure se perd dans les airs. Une larme dégringole sa joue. Dans sa nuque, le tatouage vert reflète la pâleur de la Lune. Sa montre, à son poignet, vibre. Le décompte s'arrête et affiche quatre zéros qui clignotent patiemment. Trop tard. 

Tu auras 24h - tome 1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant