Dix-sept ans

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Vingt-neuf décembre. La date s'étire sur le mur, avertissement brutal de ce qui m'attend aujourd'hui. Depuis Damien, d'autres morphistes se sont dévoilés dans la classe. Pas d'erreurs, la plupart de ceux qui fêtent leur anniversaire souffrent de malaises avant d'être transférés à l'infirmerie et reviennent avec un mu tatoué dans la nuque. Et rien de plus, aucune autre conséquence physique. Tous reviennent, sans exception, tous reviennent quelques jours après, en parfaite santé. Quant à ceux qui n'ont pas besoin de faire un séjour à l'infirmerie, ils sont tout simplement non-catégorisés. Pas d'autre catégorie n'est révélée dans le groupe quinze, c'est presque effrayant de voir à quel point notre caractère a été correctement analysé à notre insu pendant nos seize premières années. Notre caractère mais aussi notre ascendance et identité génétique à n'en pas douter.

Vingt-neuf décembre, c'est à mon tour de fêter mon anniversaire et je guette presque involontairement le moindre petit vertige. Je ne sais pas à quoi m'attendre, et pour cause : Damien a été incapable de se souvenir des heures qui ont suivi son dernier malaise avant son séjour à l'infirmerie et encore moins du chemin emprunté pour revenir ici. J'ai demandé aux autres morphistes, même réponse. Je ne sais pas à quoi m'attendre mais cette fois-ci, l'inconnu ne m'effraie pas, contrairement à la veille de mon arrivée ici. Vingt-neuf décembre, on a presque la sensation que la moitié de l'année s'est écoulée. Sans encombre. D'autres y sont passés et sont revenus en pleine forme. Non, la seule chose qui m'angoisse, c'est cette menace qui plane sur nos têtes concernant la moindre petite incartade. Depuis le retour de Damien, nous n'avons pas eu l'opportunité ni de recroiser Forester, ni d'entendre davantage d'explications sur ce que nous risquons en enfreignant les règles un peu trop strictes du Centre. Nulle nouvelle mention de mon frère, les autres ont même compris rapidement qu'il ne fallait pas me poser de question à ce sujet. Tout ce que je leur ai concédé, c'est que Bastien a échoué au Test et qu'il n'est pas rentré. Que Bastien était mon frère. Et qu'il était très certainement lui aussi un potentiel morphiste vu son caractère. Rien d'encourageant, rien de révélateur. L'incertitude assure au moins à nos enseignants et aux Agents des élèves non pas calmes, mais du moins respectueux des principaux points de règlement.

Vingt-neuf décembre. Il recommence à neiger sur le campus, je me surprends à m'appuyer sur un rebord de fenêtre du dortoir pour chercher du regard la Tour qui héberge le groupe quarante-trois, celui de Sophie. Je me demande comment elle va. Si elle s'adapte comme moi au rythme, dans quel type de groupe elle est. Je ne l'imagine pas morphiste et encore moins psychologiste. Certainement pas créatrice. Ce qui nous laisse les deux catégories tactiles qui sont si semblables qu'elles sont regroupées sous un même nom. Sont-ils allés si loin dans la finesse qu'ils ont réussi à séparer les animés d'inanimés, quoique cela puisse dire, dans deux groupes différents ? J'hausse les épaules devant mon reflet, je laisse encore mes penchées voleter quelques minutes. Sophie, tactile, donc. Martin doit certainement être un psychologique. Sven... psychologiste aussi, à n'en pas douter. Quant à Connor... à penser à tous mes amis d'enfance, inaccessibles malgré tous mes efforts, tenus à distance parce cet interdit qui nous confine à notre bâtiment, je me rends compte que les mois ont passé, que Damien, André, Fanny les ont plus ou moins remplacés dans mon quotidien. J'ignorais être à ce point capable de m'adapter dans un nouvel univers. Et pourtant... Nous sommes déjà le vingt-neuf décembre, nous serons bientôt en janvier. Et la journée s'achèvera dans quelques heures. Mes yeux se détachent de la fenêtre, se reposent sur mon bureau. Envisagent d'aller jusqu'à la bibliothèque davantage pour ne pas rester enfermé dans le dortoir que pour aller étudier. Me souvenant que Damien y est depuis la fin des cours, quelques heures plus tôt.

Sur mon bureau, entre des livres, se tient une dissertation à moitié achevée. Si je me plie en général aux exigences scolaires et si je me prête au jeu des notes et des résultats, je me rends bien compte que mon anniversaire fêté seulement par cette attente de vertige occupe toute mon attention. Et que j'aurai beau faire, l'échéance de ces vingt-quatre heures d'attente m'empêchera de faire quoi que ce soit d'autre. J'attrape mon livre, ma dissertation, de quoi écrire, je quitte le dortoir pour descendre dans la trop vaste bibliothèque où m'attend Damien. Je reviens à la table où m'attend Damien, entouré de boulettes de papier, et les yeux rivés sur un origami en cours de conception. Je lâche mon livre sur la table, sans faire attention au bruit, racle la chaise sur le sol, m'y laisse tomber. Il n'a pas daigné sursauter mais lève malgré tout immédiatement son regard vers moi, le regard interrogateur.

« Toujours rien ? »

Toujours rien. La moitié de la journée s'est écoulée et toujours rien. Je vais parfaitement bien si on oublie le léger rhume qui traîne dans l'ensemble de l'étage depuis deux semaines, soit depuis les premières chutes de neige. Par réflexe, assez stupidement je dois bien le concéder, je regarde mon poignet, espérant y trouver ma montre. Plus de trois mois sans repères temporels et pourtant, je continue à chercher l'heure. Je suis né le vingt-neuf décembre dans la soirée, c'est ma mère qui me l'a dit à de nombreuses reprises, ajoutant sur un ton de reproche que je l'avais empêchée de dormir. Et que j'ai réveillé Bastien et Blandine. Un soupir, je me réinstalle sur la chaise pour étendre mes jambes.

« Toujours rien. »

Ma voix laisse paraître ma lassitude. Ce matin, j'étais presque excité à l'idée d'être enfin catégorisé, je ne suis à présent plus que désabusé. Ne pas avoir de catégorie n'est pas une honte, loin de là. Ça correspond à un fort pourcentage de la population, largement plus de la majorité, ça correspond tout simplement que nous ne sommes pas enfermés dans une catégorie, ou que sais-je encore, les cours du professeur Porter sont supposés nous aider à répondre à ce genre de questions. Ce n'est pas une honte, mais ce n'est jamais très agréable non plus, surtout lorsque ses deux parents et sa sœur – sans parler de Bastien – arborent tous sans exception un tatouage dans la poitrine. A l'extérieur du Centre, s'il n'y a aucune différence entre catégorisés et non-catégorisés, il en est autrement lorsqu'on regarde les gouvernants, ceux qui sont à la tête des administrations, des villes et du pays. Ne pas être catégorisé, c'est être certain de ne pas être haut-catégorisé. Même si, de toute manière, le Test ne signifie plus rien, il faut qu'on arrive à l'intégrer. Dans un soupir, j'ouvre un livre bien trop épais sur l'ensemble des auteurs du XXe siècle, sans grande conviction. Il faut bien se changer les idées et à défaut d'avoir le droit de sortir parler avec ma meilleure amie, la meilleure option est de travailler et de rédiger ces dissertations demandées pour la semaine prochaine.

Tu auras 24h - tome 1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant