Se chercher des alliés

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Le réveil n'est pas seulement difficile, il est aussi angoissant. Je suis sur les nerfs et tout le monde s'en aperçoit bien vite autour de moi. André a le droit à une insulte, Eloi à une amabilité de ma part comparable à celle d'une porte. Je suis exécrable, prétexte une mauvaise nuit d'insomnie, ignore les regards lourds de sens que Damien ne cesse de me lancer. Parce que bien évidemment, je ne trouve pas d'autre solution que de sciemment l'éviter. Les premiers cours de la matinée me semblent interminables, je ne note pas un seul mot, trop occupé à réfléchir, trop occupé à revoir le corps d'Alice agité de soubresauts à chaque balle tirée à bout portant. Ses yeux me hantent, son regard tout autant. Elle est morte. Contrairement à Bastien.

J'ai besoin de parler à Sophie.

J'ai besoin de lui raconter ma nuit, j'ai besoin de lui raconter ma vie, je veux retrouver ma meilleure amie et notre complicité, je veux lui dire les yeux dans les yeux que mon frère est vivant et qu'Alice est morte. Que je suis apparemment adopté, que je suis un falsifié, que je n'ai pas fêté mon anniversaire en décembre et que j'ai une nouvelle chance d'être catégorisé en mai. Je veux l'entendre me dire que ce n'est pas grave, que l'on peut s'en sortir et que je peux survivre à tout ça, ne pas finir comme Alice.

L'heure du déjeuner arrive bien vite, je suis comme un automate lorsque mes pas se posent dans ceux des autres membres du groupe quinze et m'emmènent au réfectoire. Je choisis volontairement une table délaissée, m'y laisse tomber sans un mot, me contente de penser à défaut d'être capable de parler et de communiquer. Le Nolan qui discute et s'anime avec énergie n'est pas au rendez-vous aujourd'hui. Il faut que je voie Sophie. Plus j'y pense plus ça devient une évidence tellement que j'ignore comment je vais pouvoir tenir jusqu'à la nuit. Plongé dans mes pensées, il est trop tard lorsque j'aperçois Damien se diriger vers moi et s'imposer juste devant mes yeux, posant son plateau avec une lueur de défi dans les yeux.

« Je n'ai pas envie de parler, Damien... »

Ma voix n'est pas agressive, changement notable par rapport à ce matin. Elle est juste lasse. Sa chaise racle, il commence à se servir en eau et à m'en proposer. Je décline d'un mouvement de tête, reviens à la purée déposée d'un mouvement de louche dans l'assiette. Ma fourchette joue, dessine des arabesques. Détériore un phi creusé sans y penser. Je mens bien sûr : j'ai envie de parler. Mais juste pas à lui.

« Je t'ai attendu, hier. »

Je garde obstinément la tête baissée, attendant de voir ce qu'il va me dire de plus. Parce que ce n'est qu'une introduction, je le connais suffisamment bien pour le savoir. Damien fonctionne ainsi : un constat, une démonstration, une conclusion. Ses couverts clinquent sur l'assiette, s'agitent, se reposent.

« J'ai vu l'explosion, j'ai vu les Agents s'agiter. Et j'ai cru voir un mec sortir du mur portant une deuxième personne, alors qu'une autre explosion faisait trembler l'autre côté de l'administration. »

Bastien. Alice. Je ne tiens pas plus longtemps pour murmurer un « Tais-toi » fatigué. Tais-toi, Damien, tais-toi. Parce que si quiconque se doute que tu as vu ça, tu mourras toi aussi, comme est morte Alice. Je ne sais pas si c'est qu'il ne l'entend pas ou qu'il s'en fiche, mais il n'a de toute évidence pas fini parce qu'il poursuit :

« C'est après la deuxième explosion que je suis parti. En courant. J'avais peur pour toi, j'avais peur pour cette fille. Qu'est ce qu'il s'est passé, bon sang ? »

Je relève la tête. Je n'ai peut être pas envie de parler mais j'en ai besoin. J'en ai terriblement besoin. Je regarde autour de nous, Damien fait de même par réflexe. Les autres ne nous prêtent peut-être aucune attention, je croise de justesse les regards insistants des Agents qui discutent dans un coin de la pièce. Nous sommes surveillés, constamment, depuis des années. Sans cette nuit, sans cette excursion dans les sous-sols de l'administration, sans ces coups de feu dans la poitrine d'Alice et cette culpabilité mêlée d'horreur qui me tourmente, je pense que j'aurais l'impression de devenir paranoïaque. Mais j'ai la preuve, bon sang, j'ai la preuve que rien n'est sûr, que nous sommes tous menacés. Que si nous nous écartons un seul instant des sentiers qu'ils tracent pour nous, nous risquons de nous retrouver à la place d'Alice.

Tu auras 24h - tome 1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant