Chapitre 3

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« J'ai connu Alexandre De Marcy lors de la première campagne de Dalmatie en 1806, sous le commandement du capitaine Gabriel Molitor. Il s'agissait de mon frère d'armes pour ainsi dire, et nous nous sommes tout de suite bien entendu. Ensuite, lorsque nous sommes rentrés, nous nous sommes installés dans le même village, à Castans. Nous nous sommes fait deux amis, Joseph Morec et Antoine De Nehmours. C'était deux braves hommes que nous avons rencontrés au café. Joseph venait de la campagne de Castans et Antoine était un citadin. Nous avons emménagé à peu près en même temps, ce qui nous a emmené à échanger, et à devenir amis. Puis, nous avons rencontré de charmantes demoiselles. Joseph a épousé une certaine Ismérie Coindron, une fille du coin. Alexandre a épousé ta mère, Emma De La Faverie et moi j'épousai votre mère, Guenièvre Serriau. Mais je crois que vous savez déjà tout sur notre rencontre. Il me semble que nous vous l'avons raconté une bonne dizaine de fois... Antoine est le seul à être resté célibataire. Nous passions souvent nos soirées ensemble, chez les uns ou les autres. Nous faisions de longues promenades, ou des jeux de société quand il pleuvait. C'était vraiment le bon temps. Nous nous entendions tous très bien, même si bien sûr, mon ami Alexandre gardait, pour moi, une place privilégiée. Même nos femmes sont devenues amies. Que demander de plus ? Ensuite Pierre est né, et Elisa quelques jours plus tard. Je pensais vraiment que ce bonheur était parti pour durer. Mais un soir d'août 1815 on a vu Marguerite arriver en portant la petite Elisa dans les bras. Je ne l'ai jamais vu aussi affolée. Mais je crois qu'elle est la mieux placée pour raconter cette partie de l'histoire. Marguerite, peux-tu répéter ce que tu nous as dit ce soir-là ? »

Tout l'auditoire se tourna alors vers la femme de chambre qui se mit à rougir légèrement. Au début sa voix fut peu assurée, mais elle gagna en confiance.

« Ce jour-là, Monsieur était alité à cause d'une ancienne blessure de guerre qui se réveillait. Cela lui arrivait parfois. Ce n'était pas grave, seulement douloureux. J'étais dans la chambre de Mademoiselle Elisa qui faisait sa sieste, comme tous les après-midi. Quelqu'un a frappé à la porte et ma maîtresse a été ouvrir avant que j'ai pu descendre. Je l'ai entendu le saluer en l'appelant mon cher ami. Il n'y avait que messieurs Morec, De Nehmours et Auboiroux qu'elle appelait de la sorte. Je savais donc que c'était l'un d'eux. Elle lui a proposé quelque chose à boire. Celui-ci a refusé assez sèchement, je crois, et puis je n'ai pas très bien compris ce qu'il s'est passé, ils parlaient assez vite, et je n'entendais pas bien ce qu'ils disaient. Puis d'un coup, le visiteur s'est montré très pressant, et j'ai senti dans la voix de ma maîtresse qu'elle commençait à ne pas se sentir à l'aise. Puis je l'ai entendu crier de la lâcher, puis qu'il ne pouvait pas monter à l'étage, et même de rengainer son épée. J'aurai dû intervenir à l'époque ! Je le regrette tellement à présent ! J'aurais dû aller ouvrir la porte, c'était mon travail ! »

Elle sortit un mouchoir pour essuyer ses yeux. Monsieur Auboiroux l'encouragea à continuer. Marguerite renifla encore une fois avant de remettre le mouchoir dans sa poche.

« Comme j'avais peur pour Mademoiselle Elisa, j'ai fermé la porte à clef. L'homme est monté à l'étage. Elle devait essayer de le retenir car je l'ai entendu insulter Madame en lui disant de ne pas s'accrocher à lui. Puis il est entré dans la chambre de Monsieur. Madame pleurait, criait et hurlait « ne le tuez pas ! ne le tuez pas ! ». Oh si vous saviez comme c'était affreux ! J'en fais encore des cauchemars ! Monsieur a crié. Puis elle, encore une fois plus fort, et c'est tout. J'ai entendu l'homme venir vers la chambre de Mademoiselle. J'ai eu peur et je suis sortie par un passage secret. J'ai emmené le bébé chez Monsieur et Madame Auboiroux car Domingue me disait avoir une entière confiance en eux. »

M. Auboiroux continua de témoigner.

« Nous avons accueillis Elisa comme notre fille. Elle était orpheline et je sais qu'Alexandre aurait voulu que nous nous en occupions. Nous étions d'ailleurs son parrain et sa marraine. Elle devenait en quelques sortes la sœur jumelle de Pierre. Mais, nous ne nous sentions pas en sécurité. Nous ne pouvions faire confiance à personne, et surtout pas à nos amis. Nous sommes alors partis en Bretagne dans notre demeure secrète sans laisser de traces. Personne ne nous a jamais retrouvés avant vous, Monsieur... »

—Monsieur Gustave Poirier, précisa le détective. Je suis vraiment navré d'entendre cette histoire. Vraiment, je ne pensais pas me tromper autant. Cela ne m'arrive pas d'habitude, il y de nouveaux paramètres que je n'avais pas pris en compte. Cela modifie tous mes calculs. Mais savez-vous pourquoi ils ont été assassinés ?

—Sans doute pour des raisons politiques. Alexandre et moi avions servi dans les troupes Napoléoniennes, comme je vous le disais, mais pas les deux autres. Joseph Morec et Antoine De Nehmours étaient plutôt ultra-royalistes, mais cela ne nous avait jamais vraiment dérangé. Nous évitions simplement de parler de politique lorsque nous étions avec eux. A la fin de l'année 1815 a eu lieu ce que l'on a plus tard appelé « Terreur Blanche ». Les ultra-royalistes ont pris des sanctions contre les Républicains et les Bonapartistes. Ce n'était vraiment pas beau à voir, il y a eu des blessés graves, certains ont dû être torturés. Et cela a parfois été jusqu'à l'exécution, Je crains que ce soit ce qui s'est passé entre les parents d'Elisa et l'un de nos anciens amis. Nous avions pourtant juré de mettre nos différents politiques de côté ! Et nous n'en parlions jamais ! Encore aujourd'hui, tout cela me dépasse !

Le silence se fit. Personne n'osait briser la glace. Elisa ne savait que penser. Les idées s'entrechoquaient dans sa tête et lui donnaient le tournis. Devait-elle en vouloir à ses parents adoptifs ou leur être reconnaissante ? Ressentait-elle de la tristesse pour ces parents dont elle n'avait aucun souvenir ? Oui, quand même, c'était son sang après tout. Surtout, elle détestait celui qui les avait trahis. Elle lui vouait une haine viscérale, elle voulait l'écharper de ses propres mains. Tuer des amis pour de la politique ! Il avait détruit sa vie, celle qu'elle aurait pu avoir avec ses véritables parents. Un haut de cœur la prit. Elle aurait préféré ignorer la vérité. Elle ne pouvait plus voir ce Gustave Poirier, ce détective qui se permettait de mettre toute une existence à plat à cause d'un simple avis de recherche. Sa vie n'était qu'un château de carte bâti sur un mensonge, et il venait de souffler dessus. Elle avait simplement de partir et de ne plus jamais le revoir, ou de lui sauter à la gorge pour le faire taire. 

Compagnons et trahisonsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant