Chapitre 16

46 6 0
                                    

   "Chut c'est toi que j'aime. Embrasse-moi encore". Les paroles d'Edouard de Sauvigner résonnaient dans sa tête sans pouvoir en sortir. Elisa, livide fixa Gustave avec insistance. Il ouvrait de grands yeux, choqué lui aussi.

—Venez, ne restons pas là, chuchota-t-il en la tirant par la manche.

Ils sortirent tels des ombres. Il leur fallait remettre dans l'ordre toutes les pièces de cet immense puzzle. Aucun mot ne put sortir de leur bouche avant qu'ils soient rentrés chez eux. Elisa rejoignit Gustave dans sa chambre. Celui-ci balaya d'un revers de manche toute la paperasse qui jonchait son bureau et alluma la lampe à huile.

—Bon, nous en avons appris beaucoup ce soir.

Elisa hocha la tête.

—Nous allons tout mettre en commun. Votre mère a eu deux autres enfants. Elle a été remariée à un monsieur très bien en apparence, mais seulement en apparence.

Il tourna la tête vers la jeune fille comme pour avoir son approbation.

—Ce n'est pas une coïncidence si sa maîtresse est Ismérie, ajouta Elisa.

—C'est ce que je me disais aussi. En plus, vu ce qu'elle nous en a dit au repas, Mme Morec n'a pas l'air d'apprécier votre mère.

—Et il y a aussi le fait qu'elle et M. de Sauvigner refusent que François et Mélie s'aiment.

Gustave arrêta sa prise de notes et leva un œil inquisiteur vers Elisa qui lui répéta ce que François lui avait avoué pendant la danse.

—Votre mère n'a pas l'air de s'y opposer, s'étonna Gustave.

—Non, et je me demande quelles sont les raisons des deux complices. Je pense que c'est une piste à creuser, suggéra Elisa.

—En effet...

Ils restèrent silencieux un moment, le temps que Gustave finisse d'écrire les derniers détails sur sa page.

—J'ai proposé à François de les aider, ajouta la jeune femme.

Le détective salua son initiative.

—Bien. Il faut se rapprocher des deux familles. Savoir si votre mère est heureuse malgré tout et pourquoi elle l'a épousé.

Les notes de Gustave prenaient forme au fur et à mesure. Le microcosme apparaissait de plus en plus net. Le groupe de compagnons des parents d'Elisa auquel s'était ajouté Edouard de Sauvigner.

—Si Antoine de Nehmours est l'assassin de mon père, par qui a-t-il été tué ? Sa mort a-t-elle quelque chose à voir avec tout le reste.

Sa voix se faisait de plus en plus forte et l'excitation la poussait à illustrer ses paroles de grands gestes.

—Ça ne peut qu'être lié, affirma Gustave ; votre mère ou M. de Sauvigner ont dû s'en occuper, je pense. Ce qui expliquerait d'ailleurs pourquoi elle l'a épousé ensuite.

Le nez de la jeune fille se retroussa. Elle n'imaginait pas sa mère, si malheureuse qu'elle eut pu être, commettre un meurtre. Elle en fit part à Gustave qui balaya en effet son hypothèse d'un geste vague.

—Il faudrait savoir ce qui a été dit à l'époque.

Gustave hocha la tête. Il allait essayer de retrouver des journaux de cette date. Cependant, il fronça les sourcils. D'habitude, ce genre de recherche était effectuée par le personnel de sa protectrice. Ce travail allait lui faire perdre un temps précieux.

—Tant pis, je retournerai la voir, ce sera la dernière fois.

Mais Elisa s'énerva. Si sa volonté flanchait aussi facilement, il resterait lié à cette femme jusqu'à la fin de ses jours ! Elle lui promit que dès le point du jour elle courait aux archives et éplucherait chaque article qu'elle trouverait. Il fit une légère moue puis accepta finalement sa proposition. Il fallait cependant faire attention à ne pas éveiller les soupçons en fouillant de ce côté-là. Il pensa à tout le temps qu'ils allaient perdre mais Elisa lui affirma qu'elle s'ennuyait terriblement et qu'elle n'avait, de toute façon, que ça à faire.

—Et essayez de faire parler quelques commères à ce sujet, conseilla-t-il à Elisa ; je suis sûre que notre voisine qui parle avec Bleuenn tous les jours à la langue bien pendue.

—Pensez-vous qu'elle ait entendu parlé de cette affaire ? Cela remonte à plusieurs années...

Gustave haussa les épaules. Ils pouvaient toujours essayer.

Elle proposa ensuite d'inviter les frères de Sauvigner et les sœurs Morec la semaine suivante. Gustave approuva entièrement.

—Bon... la journée a été riche en émotions, conclu Elisa.

—C'est le moins qu'on puisse dire.

Ils restèrent à se regarder, les yeux dans les yeux. Gustave avait lâché sa plume et s'était enfoncé dans son fauteuil les mains jointes. Elisa quant à elle s'appuya, souriant légèrement, sur une des colonnes qui ornaient chaque coin du lit du détective. Elle se souvenait, avec une pointe d'amusement, de ce temps où elle avait détesté ce jeune détective prétentieux plus que tout. A présent, il était devenu l'un de ses amis les plus chers. Elle s'était faite à ses insupportables manières. Tout était calme et ils pouvaient enfin souffler. La chambre aux lourdes tapisseries, avait quelque chose d'apaisant. Dehors, les grillons annonçaient les premières chaleurs du printemps. Ils restèrent silencieux. Aucun d'eux n'eut le courage d'ajouter quoi que ce soit et encore moins de se lever. Ils se laissèrent envahir par leurs pensées. Elisa pensa à Pierre. S'il savait ! D'un frère qu'elle avait cru perdre en apprenant la vérité, elle passait à trois ! Il fallait absolument qu'elle lui écrive. Cela faisait longtemps qu'elle ne l'avait pas mis au courant de l'avancée de l'enquête.

Puis elle pensa à sa mère. Avait-elle fait un mariage d'amour en succombant au charme de M. de Sauvigner, ou était-ce encore une manigance ? Des milliers de scénarii naissaient dans son esprit, grandissaient, s'entremêlaient, s'entrechoquaient et se perdaient dans leur complexité.

Bercée par le flot des suggestions, ses paupières s'affaissèrent doucement. Sa respiration devint plus calme encore et les soulèvements de sa poitrine, de plus en plus faibles. Lentement, sa tête glissa sur le côté et se posa finalement sur l'oreiller. Gustave, qui avait suivi chacun de ses mouvements, n'eut pas la force de la réveiller et préféra la laisser en paix. 

Compagnons et trahisonsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant