Chapitre 14

44 6 3
                                    

Le grand jour arriva enfin. Elisa allait revoir sa mère pour la première fois depuis dix-neuf ans et jamais elle ne s'était sentie aussi excitée. Elle ne tenait plus en place. Depuis le matin, elle n'avait fait que monter ou descendre les escaliers et changer de pièce tous les quarts d'heure. Gustave avait fini par sortir, excédé par ce manège.

Le soir venu, Elisa porta une attention toute particulière à sa toilette. Elle avait fait préparer une robe blanche à crinoline agrémentée ça-et-là de nœuds mauves. Elle fit refaire sa coiffure trois fois par Bleuenn avant d'arriver à un résultat qui la satisfaisait. La jeune domestique eut un soupir de soulagement lorsqu'Elisa approuva son travail. Celle-ci se leva, ajusta son chapeau avec l'aide de sa femme de chambre et se pinça les joues pour les rougir un peu avant de descendre rejoindre Gustave.

Le détective qui venait de rentrer fit un effort pour la complimenter. Il la trouvait très belle mais ce n'était pas dans ses habitudes d'en faire état. Il lui tendit le bras, et ils prirent une voiture jusqu'à l'hôtel de ville où se tenait la réception.

Elisa et Gustave entrèrent en tant que Marianne et Léandre De la Tour. Plusieurs personnes se retournèrent sur leur passage, intriguées par ces visages encore inconnus du beau monde parisien. On leur demanda qui ils étaient et d'où ils venaient. Heureusement ils furent vites repérés par les filles Morec qui vinrent les sauver de ce flot d'interrogations. Toutes deux semblaient rayonner dans leurs robes vives. Marceline, l'aînée avait une robe bleue assortie à ses beaux yeux, et Mélie la cadette en portait une pistache. Leurs parents discutaient plus loin, mais ils ne les rejoignirent pas. Ils se demandèrent si tout allait pour le mieux depuis la dernière fois puis commencèrent à parler de mondanités, quand Marceline les interrompit.

—Voilà Mme de Sauvigner et son mari... leur souffla-t-elle.

Elisa se retourna. Une femme venait d'entrer au bras de son mari. C'était une femme de la quarantaine, les cheveux noirs de jais, les yeux sombres et triste, le teint blanc, fantomatique. Elisa sentit une vague d'émotions lui monter à la tête. Elle voulait courir vers cette femme, lui crier qu'elle était sa fille. Elle crut défaillir et le souffle lui manqua. Cependant elle ne bougea pas, restant là à admirer sa mère. Les larmes lui montèrent aux yeux. Heureusement Gustave fut le seul à s'apercevoir de cet émoi et s'arrangea pour que cela échappe aux autres.

—Oh, excusez-nous, dit-il aux deux sœurs ; je crois avoir aperçu une connaissance un peu plus loin. J'espère vous revoir avant la fin de cette soirée.

—Nous aussi, passez un bon moment, leur souhaita la plus jeune avec un franc sourire.

Gustave profita de ce moment de répit pour accompagner Elisa au balcon. Il lui tendit un mouchoir.

—Il ne faut pas vous laisser submerger comme cela...

—Je sais, ce n'est rien.

Elle tamponna ses yeux à l'aide du mouchoir en reniflant discrètement.

—Voulez-vous que nous rentrions ? proposa Gustave.

—Oh non ! s'exclama Elisa en se retournant brusquement ; laissez-moi la voir encore !

Gustave y consentit et lorsque Elisa eut reprit tous ses esprits ils retournèrent dans la salle. Ils s'installèrent côte à côte sur un canapé, face aux danseurs. Gustave ne la quitta que deux minutes et revint avec deux coupes de champagne. Les jupes à crinoline volaient au rythme lent de la musique. Les tours réguliers des couples berçaient les spectateurs et endormaient les moins résistants. Marceline et Mélie Morec dansaient avec deux jeunes gens de leurs âges. Mais Elisa n'avait d'yeux que pour sa mère dans sa superbe robe bordeaux. Mme de Sauvigner gardait la même expression figée qu'à son arrivée. Elisa ne put s'empêcher de se demander si sa mère, avec cet air de douce tristesse fixé sur le visage était malheureuse, ou s'il s'agissait de son expression naturelle. Elle dansait avec son mari, un homme grisonnant de la cinquantaine. C'était un bel homme pour son âge, athlétique, au regard doux. Elisa eut un pincement au cœur en pensant que cet homme avait remplacé son père. Toutefois elle espérait qu'il était bon avec sa mère et qu'il la rendait heureuse.

—Ah Monsieur De la Tour ! Vous voilà !

Le faux couple se retourna. Il s'agissait des parents Morec. Gustave et Elisa se levèrent et les saluèrent.

—Nous avons vu vos filles tout à l'heure, ajouta Gustave.

—Oui, elles nous l'ont dit. Nous voulions vous introduire auprès de M. et Mme de Sauvigner.

—Ce serait un honneur, accepta Gustave tandis qu'Elisa rougissait comme une pivoine.

Il fallut alors attendre la fin de la danse. L'anxiété monta chez Elisa qui respirait de plus difficilement et tordait ses doigts dans tous les sens. Pour la faire cesser et éviter que cela ne se remarque, Gustave avait alors pris la main de la jeune fille dans la sienne. Il le regretta dès qu'elle commença à planter ses ongles dans sa chair, tant l'impatience était grande. Cependant, il resta stoïque.

La danse terminée, ils allèrent à leur rencontre. Ismérie Morec interpella Emma de Sauvigner qui se retourna et embrassa son amie. Lorsqu'elle fut au plus près de sa mère, Elisa remarqua d'autant plus la tristesse de ses yeux noirs. Elle avala sa salive devant ce constat affligeant.

—Voici monsieur et madame De la Tour, les présenta Ismérie ; ils viennent d'arriver sur Paris. Madame, Monsieur De la Tour, voici madame et monsieur de Sauvigner, de très bons amis.

Le couple Sauvigner sourit à cette présentation et des révérences furent échangées. Elisa brûlait d'envie d'adresser la parole à sa mère sans pour autant trouver les mots. Ses lèvres se contentèrent de trembler d'excitation. Les filles Morec les rejoignirent alors avec leurs deux cavaliers. M. de Sauvigner prit la parole et présenta les deux jeunes gens qui accompagnaient Mélie et Marceline.

—Voici également nos deux fils : François l'aîné, et Octave. 


Compagnons et trahisonsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant