La Marraine

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-Lae chambellan a dit toute la maisonnée, non ? Déclara soudain Anastasie.

Cendre aurait dû se méfier de ce sourire. Mais même après tout ce temps, sa capacité à tomber dans les pièges des Trémaine ne s'était pas émoussée.

-Mais oui, surenchérit sa sœur en baissant les yeux vers Cendre, occupé à coudre le bas de sa robe. Même les souillons sont invités...

Le jeune homme se piqua le doigt et retint un cri de douleur. Il était invité ? Au bal ? Dans le château ? Il pouvait venir ?

Il n'avait jamais envisagé cette possibilité avant, mais l'idée grimpa lentement jusqu'à son cerveau. Un bal. À quoi ça pouvait bien ressembler ? La musique, la danse... Il en avait lu des descriptions dans ses vieux livres, mais la curiosité qui venait de naître, soudain, le brûla tout entier. Il n'avait jamais vu le château que de loin, silhouette sombre et inquiétante qui surplombait la ville. Comment était-ce, dedans ? Y avait-il une bibliothèque ? Cette simple pensée lui fit se piquer le doigt une deuxième fois. Une bibliothèque ! Et des machines ? Et s'il trouvait un moyen de se rendre jusqu'au Grand Couronneur ? Ça serait incroyable ! Formidable !

Il ne vit pas le regard cruel que s'échangèrent les deux sœurs. Celui de deux chats s'amusant avec une souris, juste avant de lui couper la tête.

L'horloge sonna. Cendre réalisa qu'ils étaient Cinquième, le dernier jour de la semaine. Le jour où il devait aller faire des courses au village.

-Tu es déjà en retard ! Glapit Javotte en lui donnant un coup de pieds dans les côtes du bout de ses chaussures pointues.

Cendres retint l'énorme sourire qui menaçait de fleurir sur ses lèvres et se retira jusqu'au débarras, où se trouvait la liste de ce qu'il devait acheter et le peu d'argent dont il disposerait pour le faire.

Le garçon vérifia qu'il était bien seul, puis sortit de sous une caisse vermoulue un petit paquet qu'il prit sous le bras pour ouvrir dehors.

Dedans étaient enroulées deux semelles de bois qu'il fixa sur ses pieds nus grâce à des lanières de cuir. Fixées aux semelles se trouvaient quatre roulettes. Une de ses petites inventions.

Le chemin pour aller au village était une pente raide, très heureusement, composé de roches sans grande aspérités. Grace à ses roulettes, il mettait trois fois moins de temps à faire le trajet que s'il marchait. Ce gain lui permettait de flâner un peu sans éveiller les soupçons, et d'aller voir quelqu'un en particulier...

Ses courses à la main, il toqua trois fois sur l'antique porte de bois et entra sans attendre qu'on l'invite.

Maryan, occupée à touiller dans un chaudron une mixture qui pouvait passer pour de la soupe, se retourna en souriant. Pas besoin d'être sorcière pour deviner qui venait de faire son entrée, passablement essoufflé.

-Tu as l'air radieux, dit la vieille femme en désignant une chaise au jeune homme. Que s'est-il passé ?

Elle lui tendit un morceau de pain noir, dans lequel il mordit de bon cœur. Maryan eut un soupir attendrit, teinté d'amertume. Le pauvre garçon n'avait que la peau sur les os.

-Che fé aller chau bal ! s'écria Cendre, la bouche pleine.

Maryan rit.

-Je vais aller au bal ! Reprit le jeune homme plus distinctement.

-Au bal ? s'enquit la vieille femme, aussitôt rembrunie. Le bal royal ?

-Tu as entendu parler d'un autre bal ? s'amusa Cendre. Tout le royaume est invité ! Même les souillons !

-Oui, soupira Maryan, enfin, ça, c'est la théorie.

-Les Trémaine ont dit que je pouvais y aller !

La vieille dame fronça les sourcils. Voilà qui était suspect. Très suspect... Mais Cendre avait l'air si content qu'elle ne put se résoudre à doucher son enthousiasme.

-Maryan, tu voudrais pas me faire un habit ? Implora Cendre, ses yeux arborant l'exacte expression d'un petit chiot sans défense. S'il te plait-s'il te plait-s'il te plait-s'il...

-D'accord, d'accord ! Abdiqua aussitôt la vieille dame.

De toute façon, il aurait été bien ingrat de sa part de refuser une telle demande au jeune homme. Puisque tous les membres du village la traitait en pestiférée (elle aurait, à ce qui paraît, des pouvoirs de sorcière), c'était sa seule compagnie. Mais en plus de l'aimer vraiment – et de se considérer comme sa marraine – Maryan devait sa subsistance à Cendre, qui avait réparé une antique machine à coudre qui appartenait à un de ses ancêtres, avant de lui apprendre à s'en servir et à l'entretenir par elle-même. Grâce à la machine – dont elle gardait bien entendu l'existence secrète – tous les gens du village lui confiait leurs travaux de couture, ébahis par la perfection de ses points. Tout en continuant à la mépriser. Hypocrisie, quand tu nous tiens...

Le jeune homme pris son sourire pour un oui et sauta au plafond. Puis il se souvint de la tonne de travail qu'il lui restait à faire pour que les robes des Trémaines soient prêtes pour demain soir et se dépêcha de prendre congé, en promettant de repasser cette nuit chercher son habit.

Maryan le regarda s'échapper la larme à l'œil, ému par sa joie de vivre. Il lui rappelait tant son fils, tué à la Guerre, il y a si longtemps de ça...

Elle envoya aux Dieux une prière sans espoirs. Épargnez-le, je vous en prie.

Mais comme d'habitude, le ciel resta muet.

Cendre (BxB)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant