Appuyée contre la vitre, debout les pieds écartés pour ne pas perdre l'équilibre lorsque le bus tournait, ou faisait des à-coups, Ambre essayait de taper un mail en bravant les secousses qui lui faisaient faire des fautes de frappe. Elle avait envoyé l'avant-veille le même message aux trois anciens colocataires de Léa Rouanet, et Yasmine Sousa avait été la première à lui répondre, tard dans la soirée du dimanche. Mathieu était parti deux heures plus tôt au lycée pour son cours d'espagnol, donc Ambre faisait pour une fois le trajet seule.
Le mail de Yasmine ne comprenait pas beaucoup d'informations. Elle confirmait avoir passé un an en colocation avec Léa Rouanet mais racontait qu'elle la connaissait assez peu parce que les quatre colocataires passaient très peu de temps ensemble. Elle n'avait même pas ses coordonnées, ni sa nouvelle adresse, et ne savait pas du tout quelles études elle faisait cette année.
« Merci tout de même, répondit Ambre. Si par hasard vous aviez l'idée de quelqu'un qui saurait la contacter, merci de me prévenir. Encore toutes mes excuses pour le dérangement. »
C'était assez frustrant. Avec tous les moyens de communication possibles, Ambre aurait imaginé que parler à un ancien élève de son lycée serait un jeu d'enfant. Mais il semblait que Léa était la définition de la discrétion. Ceux qui l'avaient côtoyée décrivaient une absence, une fille invisible, que l'on avait oubliée aussitôt après l'avoir connue.
Le bus s'arrêta au bout de la rue du lycée et Ambre descendit sur les pavés mouillés. Pour elle qui était plutôt timide et pas très bavarde, devoir s'adresser à de nombreuses personnes pour retrouver la trace de Léa Rouanet commençait à sérieusement lui poser un problème. Elle avait toujours l'impression de déranger tout le monde, et avait envie de cesser ses recherches chaque fois qu'elle se retrouvait dans une situation inconfortable. Mais elle essayait de se convaincre que c'était par gentillesse, pour pouvoir rendre sa photo à Léa Rouanet, comme si c'était un bien extrêmement précieux qu'elle poursuivait son enquête. En réalité, elle sentait très bien que la raison n'était pas du tout là. Ce qui l'intéressait vraiment était d'entendre ce que Léa Rouanet lui dirait à propos de l'autre inconnue, et de comprendre ce que ces deux-là manigançaient depuis le début.
En arrivant dans la salle de classe, Ambre retrouva Mathieu qui était déjà installé. Elle dut s'asseoir à la table devant lui, à côté de Johanne, car les places voisines de celle de Mathieu étaient occupées. Il aurait fallu qu'elle arrive plus tôt. Les quelques mots qui furent échangés restèrent purement formels, avec une blague sur le DS d'histoire dont tout le monde avait trouvé le sujet épouvantable. Avant qu'ils aient le temps d'en dire plus, le professeur de philosophie entra dans la salle et le silence se fit.
Ambre espérait qu'il continuerait le cours sur les Méditations de Descartes. Elle avait le sentiment qu'il lui restait beaucoup de choses à comprendre sur l'étendue de ce que la théorie impliquait. Mais au lieu de ça, le professeur annonça un cours sur le sujet du dernier devoir que les élèves avaient dû traiter, et qui portait sur l'art. Le thème aurait plu à Ambre, mais elle était surtout déçue de ce changement de sujet.
M. Jongues était plutôt jeune pour être professeur en classe préparatoire, et il pouvait parfois surprendre parce qu'il n'était pas la figure du vieux sage que certains s'imaginaient pour enseigner la philosophie. Au lieu de cela, il arborait une allure légèrement décontractée, en jean et pull fin, il s'asseyait sur le bord de son bureau ou déambulait dans la salle. Mais il ne représentait pas non plus le stéréotype inverse du prof de philo façon université américaine auquel ses réflexions torturées et son génie donnent un côté sexy mystérieux, et qui fréquente les élèves les plus brillantes le soir après les cours. M. Jongues était assez distant, il s'attardait peu à discuter avec les élèves une fois dépassés les horaires impartis. Il filait aussi vite qu'il était apparu dans la salle, son cartable sous le bras, l'autre main dans la poche. Il n'était ni l'insomniaque dépressif tourmenté par son esprit et incapable d'aborder le monde avec la simplicité du commun des mortels, ni le malin qui semblerait avoir tout compris à l'existence et qui aurait réponse à toutes les questions et solution à tous les problèmes. Ce n'était qu'un professeur, une vitrine.
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La métaphysique est un bien long mot
General FictionJe pense, donc je sais que j'existe. En revanche, comment être certain que tous les humains qui m'entourent ont eux aussi des pensées, et ne sont pas des machines déguisées ? Comment savoir si les objets que je vois et sens autour de moi sont réels...