Ambre glissa sa valise dans l'espace entre les sièges dos-à-dos, son sac de cours dans le coffre au-dessus de sa tête, puis s'assit avec son sac à main sur les genoux. Elle regrettait de ne pas avoir la place près de la vitre, serrée contre un homme qui était déjà penché sur une tablette tactile. Elle observa par la fenêtre le départ du train, non pas par excitation mais surtout par ennui et désintérêt pour tout ce qui l'entourait. Elle avait fait plusieurs fois les trajets en voiture, surtout quand elle était chargée de plusieurs valises et plusieurs sacs, mais cette fois, ses parents avaient trouvé des tarifs intéressants pour le TGV et ne pas avoir à faire l'aller-retour les arrangeait. Elle était donc partie pour une heure de route.
Les vacances du mois de février lui étaient tombées dessus, contrairement aux autres vacances qu'elle attendait toujours longtemps à l'avance. Elle avait emballé ses affaires rapidement la veille et ne s'était pas préoccupée de grand-chose, filant sans dire au revoir à personne ni sans rien planifier de spécial pour les deux semaines qu'elle allait passer chez elle à Lille.
Pendant quelques minutes, elle se contenta d'attendre sans rien faire, consultant un peu son téléphone mais sans intérêt. Elle aurait pu profiter de ce temps pour travailler, elle avait en fait emmené dans son sac à main un manuel de littérature qu'elle devait avancer, et elle pouvait lire des textes de philosophie enregistrés sur son téléphone. Comme d'habitude, rien de tout cela ne lui faisait envie, et le fait d'être au début de deux semaines qu'elle pourrait consacrer à ses devoirs et révisions ne la pressait pas beaucoup.
Elle fut prise d'une envie, ou plutôt, le terme était incorrect puisqu'elle ne recherchait par là aucun plaisir. C'était plus une idée pour s'occuper, ressentie presque comme un besoin. Elle fouilla dans son sac et sortit quelques feuilles à carreaux qu'elle avait emmenées, pliées en quatre, dans le cas où elle aurait besoin de prendre des notes sur le manuel de littérature. Elle avait un stylo bille pour aller avec. Elle déploya la tablette accrochée au siège en face d'elle et se cala en se penchant sur sa feuille, l'encadrant de ses deux bras comme pour éviter que quiconque autour d'elle puisse lire.
Ce n'était pas un désir de dessiner. Son matériel de dessin était rangé dans des trousses et des pochettes dans son sac à dos auquel elle n'avait pas accès, et l'étalage des ustensiles lui paraissait épuisant. Il n'y avait pas l'élan de recherche de la beauté qu'elle ressentait parfois. C'était simplement pratique, elle avait quelque chose à dessiner. Elle ne le faisait pas pour l'œuvre mais pour le sujet.
La jeune fille apparut petit-à-petit, les traits grossiers et baveurs à cause de l'encre noire qui faisait des pâtés. Le format était grand, car elle la représentait des pieds à la tête, et elle cherchait le détail. Son cou était long sur ses épaules étroites, ses joues creusées faisaient ressortir son menton saillant. Tout le portrait était traversé d'interminables lignes verticales, entre les cheveux qui tombaient parfaitement raides et sans volume, et les membres qui étaient trop longs, sans courbes. Elle ne s'embêta pas pour les vêtements, ajoutant quelques plis pour un jean moulant et la forme presque inexistante de la poitrine sous un tee-shirt tout aussi près du corps. Elle parvint avec justesse à laisser apparaître les os sous la peau. L'absence de couleur lui donnait un air malade.
En prenant un peu de recul, Ambre constata qu'elle avait fait Léa Rouanet encore plus maigre que sur les photos qu'elle avait vues d'elle. C'était tout à fait normal, Ambre était persuadée que si elle avait trouvé ce jour-là une nouvelle photo de Léa, elle y aurait été tout aussi squelettique. C'était une lente dégradation depuis les premières photos qu'elle avait vues d'elle.
La jeune fille du dessin regardait sur le côté, le visage tourné en biais, l'air pensif sans doute, ou ennuyé. A y réfléchir, Ambre n'avait vu aucune photo de Léa avec cette expression ni cette position. Elle l'avait dessinée sans chercher à imiter de mémoire les quelques clichés qu'elle avait longuement observés, mais en la représentant telle qu'elle l'avait en tête, comme s'il s'agissait d'une personne qu'elle connaissait et dont elle pourrait visualiser toutes les mimiques du visage. Il y avait comme une familiarité entre Ambre et Léa, comme si Ambre la connaissait bien qu'elles ne se soient jamais rencontrées. Une personne extérieure qui aurait vu les photos en question et ce dessin n'auraient peut-être pas reconnu qu'il s'agissait du même modèle, mais Ambre avait le sentiment d'avoir parfaitement reproduit la réalité.
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La métaphysique est un bien long mot
General FictionJe pense, donc je sais que j'existe. En revanche, comment être certain que tous les humains qui m'entourent ont eux aussi des pensées, et ne sont pas des machines déguisées ? Comment savoir si les objets que je vois et sens autour de moi sont réels...