Chapitre 5

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Minuit cinquante-six, minuit cinquante-sept. Ambre était à présent persuadée que l'inconnue ne viendrait jamais. On pouvait entendre au loin des voitures et des personnes dans des bars, mais la rue du Petit Théâtre était sans doute la moins animée du quartier, comme si l'inconnue l'avait choisie exprès pour rendre l'atmosphère d'un film angoissant. Lorsqu'Ambre regardait l'heure sur sa montre en tirant sur la manche de son manteau, les ampoules des lampadaires se reflétaient sur le cadran. Elle ne pouvait pas s'asseoir sur les plots en pierre qui bordaient la route, car ils étaient bien trop froids. Le ciel paraissait sale, entre la couleur déteinte des éclairages inefficaces mais tout de même criards, et la pollution qui ne laissait entrevoir aucune étoile derrière sa poussière grise.

Non, c'était certain qu'elle ne viendrait pas. Pourquoi serait-elle venue la retrouver là, en pleine nuit, alors qu'elle aurait pu lui parler directement dans le magasin ? De toute évidence, l'inconnue avait seulement voulu qu'Ambre se déplace, la cherche, l'attende. C'était une mauvaise blague.

Ce qu'Ambre ne comprenait pas, c'était pourquoi elle avait été si résolue de venir au rendez-vous, au point de mentir à Mathieu et de partir en cachette, alors qu'elle savait maintenant très bien que cela ne servait à rien, et même, qu'elle était tombée dans les manipulations de l'inconnue. C'était sans doute le léger vent qui lui griffait les mains dès qu'elle les sortait de ses poches, qui transperçait tous ses vêtements pour lui donner l'impression d'être seule et nue, qui lui piquait les joues de mille aiguilles minuscules, c'était lui qui l'avait fait changer d'idée. Elle s'était imaginé n'importe quoi, elle avait désormais de nouveau les idées claires.

Elle était lasse de monter et redescendre la rue continuellement. Ses chaussures plates ne faisaient pas de bruit sur les pavés. A chaque rue perpendiculaire devant laquelle elle passait, elle s'attendait à ce qu'un homme jaillisse d'un recoin sombre et vienne à elle, comme un fantôme, peut-être armé d'un couteau. Au deuxième étage d'un immeuble, deux fenêtres l'une à côté de l'autre étaient éclairées, on devinait les plis d'un rideau pâle que l'on avait oublié de tirer. En bas de la rue, une enseigne sur une façade éteinte portait le nom du Petit Théâtre, mais c'était sûrement surtout un bar dans lequel se tenaient des espèces de salons littéraires où l'on jouait en soirée des pièces sorties de nulle part, écrites par des inconnus.

Cette sortie ne ressemblait tellement pas à Ambre. Elle évitait toujours la moindre mise en danger de son confort et de ses habitudes, elle n'aurait jamais suivi une indication à l'aveuglette. C'était plutôt au contraire quelque chose qui aurait pu tenter Mathieu, qui avait toujours soif de mouvement, et d'aventure, comme il disait. Mais il avait été trop sage. Peut-être Ambre avait-elle fait l'inverse de ce qu'il lui recommandait par une simple réaction mécanique, puisqu'ils avaient toujours des envies opposées. Elle avait agi selon son intuition bête.

Cependant, malgré toutes ces réflexions, elle ne rentrait pas encore, et continuait à tourner en rond, en guettant autour d'elle la brise fantôme qui la menaçait.

Minuit cinquante-neuf, et puis une heure. En plus, il avait plu dans la journée, elle avait les pieds humides dans les flaques.

— Alors, tu ne l'as toujours pas trouvée ?

Sa voix semblait lumineuse au milieu de l'obscurité grisâtre. Elle tintait comme un instrument de musique, juste et claire, aussi franche qu'un éclat de rire. Ambre se retourna dans un sursaut, se retenant de pousser un cri.

L'autre se tenait à quelques mètres d'elle, avançant d'un pas décontracté mais déterminé, sans faire aucun bruit. La lumière électrique dessinait un vague halo derrière elle, mais ne dévoilait pas son visage. Ambre consulta de nouveau sa montre en rabattant nerveusement sa manche.

La métaphysique est un bien long motOù les histoires vivent. Découvrez maintenant