Chapitre 1

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Elle inclina la lampe du bureau pour mieux orienter la lumière vers sa feuille. La pièce était trop sombre, elle ne parvenait qu'à faire briller le papier d'un jaune qui lui agressait les yeux. Elle se pencha de nouveau, ce qui finissait par lui créer une douleur dans le dos. Son crayon faisait un bruit râpeux sur le grain épais, elle avait peur d'agacer les gens autour d'elle, mais c'était un son qu'elle aimait bien. Elle en était aux dernières touches, elle donnait de grands coups d'un mouvement de poignet, qui lui semblaient apporter du volume à son dessin, comme si les formes prenaient une épaisseur et allaient sortir du papier. Elle plaçait son visage beaucoup trop près du bureau, même si elle savait que ce n'était pas bon pour sa vue, mais c'était plus une question de position sur sa chaise que de vision. Elle était assise là depuis deux heures, et n'osait pas s'installer à genoux sur la chaise, de peur de recevoir une remarque désagréable de la part des documentalistes du CDI.

Un dessin ne semblait jamais vouloir se finir, c'était bien là toute la difficulté. Elle ajouta des mèches de cheveux, reprit un détail au coin du nez, puis eut peur de devoir effacer si elle en rajoutait trop. Le moindre coup de gomme risquait de gâcher tout le travail. Elle se décida donc à en rester là, même si c'était toujours un peu frustrant.

Elle posa son crayon, prit délicatement sa feuille entre deux doigts et se redressa sur sa chaise. Il lui semblait que c'était la première fois qu'elle voyait le résultat tout entier, elle ne s'était jusque-là concentrée que sur des détails infimes. Le visage qu'elle tenait entre ses mains donnait une impression bizarre. A première vue, la jeune fille était plutôt réaliste, il n'y avait pas de raté particulier. Mais elle avait cet air étrange qui ne la rendait pas très humaine. Ambre dut la contempler un moment pour comprendre quels défauts pouvaient la perturber à ce point.

Le visage était très mince, ce qui aurait pu être un style particulier, si ça n'avait pas été complètement involontaire. Cela faisait ressortir des pommettes osseuses et un menton coupant. Le cou ne semblait jamais vouloir s'achever. Les joues creuses étaient presque maladives. Le nez était fin et bien trop allongé, il sectionnait le visage en deux comme une fausse symétrie. Les cheveux étaient sans épaisseur, collés le long du crâne, partant d'un front dégagé, et tombant faiblement sur les épaules en quelques fils de misère. Mais ces déséquilibres de débutant n'étaient pas ce qui gênait vraiment. Il y avait cet air incompréhensible, qui exprimait mille sentiments contradictoires à la fois. La bouche était un peu plus retroussée d'un côté que de l'autre, en un semblant de sourire qui laissait perplexe. Les yeux étaient trop écartés l'un de l'autre, alourdis par quelques traits de crayon malheureux qui devenaient des cernes. Ils fixaient à la fois la personne qui regardait le dessin et quelque part dans le vide, derrière. Les paupières légèrement trop fermées donnaient une impression de lassitude, tandis que les sourcils trop hauts voulaient écarquiller les yeux avec étonnement. Ambre avait l'habitude de voir ses dessins ratés, d'analyser ce qui lui avait fait défaut. Mais celui-ci la laissa perplexe. Malgré tout ce qui n'allait pas, le portrait était si réel, que l'on aurait pu s'imaginer qu'il avait été recopié à partir d'une photo.

La sonnerie de dix-huit heures retentit, et Ambre rangea le dessin dans la grande pochette qu'elle avait toujours dans son sac à dos. Elle regroupa les différents crayons de papier qu'elle avait utilisés pour leurs tailles de mine variées, les fourra dans sa trousse, qu'elle enfonça elle-même dans le sac. Alors qu'elle se levait de la chaise si peu confortable, une fille s'arrêta près d'elle.

— Tu rentres ? demanda Johanne en chuchotant, tout en redressant sur son épaule un sac à main plein à craquer.

— Oui, j'ai suffisamment vu le lycée pour aujourd'hui !

Elles se faufilèrent l'une derrière l'autre entre les rangées de bureaux entourés de bibliothèques et atteignirent la sortie du CDI, où elles purent recommencer à parler à voix haute sans risquer de s'entendre souffler des « chut ! » de tous les côtés.

La métaphysique est un bien long motOù les histoires vivent. Découvrez maintenant