Le lendemain soir, en rentrant des cours, Ambre fit ce qu'elle aimait sans doute le plus au monde, elle se prépara d'avance des sandwiches de pain de mie, avec du fromage à tartiner, de l'avocat et de la sauce pesto, et elle s'enferma dans sa chambre avec l'intention de ne pas bouger de son bureau pendant au moins quatre heures de suite. Elle prit un petit tas de feuilles blanches et tout son matériel à dessin. Il aurait peut-être été plus judicieux de réviser des matières dans lesquelles elle présentait des difficultés et accumulait du retard, mais il était bien plus facile d'utiliser l'excuse du dessin pour s'adonner à une activité plus agréable.
Elle avait décidé de produire quelques travaux sur des représentations d'enfants, car ils étaient plutôt absents dans tout le carnet qu'elle avait commencé à constituer. Elle visualisait différentes idées qu'elle avait très envie de mettre en application.
Elle voulut commencer par plusieurs croquis d'un même enfant à des âges différents, de sa naissance à l'adolescence. Elle imaginait un petit garçon à la bouille mignonne. Dessiner des hommes était peut-être son point faible, mais cela ne l'inquiétait pas ici, car les enfants sont souvent féminisés, il n'y aurait pas de muscles ni de visages forts à dessiner. Elle commença donc sur un côté de sa feuille avec le dessin d'un bébé. Elle utilisait un crayon épais pour que les traits soient assurés et simples. Après l'esquisse de quelques formes, elle attrapa sa gomme pour rectifier ce qu'elle venait de faire. Mais même après avoir recommencé, elle avait l'impression que le corps de l'enfant était complètement disproportionné par rapport à sa tête. Les traits de son visage étaient ridicules, et n'avaient rien de mignon comme ils étaient censés l'être. Elle s'obstina pendant quelques minutes, puis décida que les nourrissons devaient être trop différents de ce qu'elle avait l'habitude de dessiner, et passa directement au dessin d'un petit garçon d'environ cinq ou six ans. Mais les mêmes difficultés se reproduisirent. Enervée de ne réussir à rien, Ambre tenta un dessin simple d'une femme enceinte, pensant que ce modèle serait plus proche de ce qu'elle avait l'habitude de dessiner. Là encore, elle ne parvint à aucun résultat qui lui convînt. Les formes étaient toujours exagérées, les détails étaient grossiers, elle sentait que ses mains n'étaient pas assurées et le crayon glissait sur sa feuille sans qu'elle le maîtrise correctement.
Après de longs essais, elle roula en boule les quelques feuilles qu'elle avait raturées et gommées à maintes reprises et laissa tout tomber dans sa corbeille. Elle repoussa sa chaise dans un geste plein de rage et s'énerva sur ses crayons qui ne voulaient pas rentrer dans leur trousse. Que ce passait-il ? Elle avait le sentiment d'avoir perdu toute capacité de dessin, comme si tous les progrès qu'elle avait faits ces derniers mois, et toute l'assurance qu'elle avait longuement acquise s'étaient évaporés. Soudain persuadée qu'elle n'avait jamais eu le moindre talent et qu'il était impossible qu'elle ait jamais produit une œuvre qui fût réussie, elle ouvrit sa grande pochette cartonnée et tourna les pages une par une. Les sourires sur les visages lui paraissaient niais, les traits fins étaient trop gentils. Ce style ne lui ressemblait pas. Ses yeux rencontrèrent finalement le portrait qui ressemblait tant à la photo de Léa Rouanet.
Elle voulut le maudire. C'était lui qui avait précipité les événements. Sa passion pour le dessin était complètement disproportionnée par rapport à ses capacités réelles. Elle préféra rabattre violemment la pochette pour ne plus voir aucune de ses œuvres. Il valait mieux qu'elle ne touche plus à un crayon pour quelques temps.
Le samedi suivant, elle ne redoutait même plus le devoir surveillé d'arts de l'image. Le sujet ne lui inspira qu'un grand vide qu'elle tâcha sans conviction de combler par des exemples et des arguments surfaits, qui sonnaient bien faux. Elle était trop lâche pour rendre une copie blanche ou inachevée, ce qui lui aurait permis de faire cesser le calvaire plus tôt que prévu. Au lieu de ça, en allant déposer sa dissertation sur le bureau du professeur, elle se pencha vers lui pour lui expliquer à voix basse qu'elle était malade depuis quelques jours, ce qui avait altéré ses révisions, si bien qu'elle craignait que la qualité du devoir soit en-deçà de ses capacités. Le professeur l'assura de sa compréhension d'un hochement de tête rapide, mais ne prit pas note de cet inconvénient de façon à modifier sa correction au moment voulu.
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La métaphysique est un bien long mot
General FictionJe pense, donc je sais que j'existe. En revanche, comment être certain que tous les humains qui m'entourent ont eux aussi des pensées, et ne sont pas des machines déguisées ? Comment savoir si les objets que je vois et sens autour de moi sont réels...