Chapitre IX

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— Sasha, écoute-moi s'il te plaît.

— Va te faire foutre.

— Mais Sasha...

— Va te faire foutre.

— Écoute Sasha, je veux pas me fâcher avec toi.

Blanc.

— Va te faire foutre.

Je ne lui avais pas pardonné.

[...]

Je sortis de la classe en traînant un peu les pieds, l'air pataud, comme dans un corps trop grand pour moi que j'agitais avec de fines baguettes, petite marionnette. La petite marionnette sourit un peu à Sophia qui agitait avec idiotie sa petite main et suivit à petits pas le chemin vers la sortie et l'ombre devant moi qui s'agitait, pressée de s'envoler, de s'extraire du bas monde pour cracher un peu en l'air des morceaux volages de vie essoufflée. Je sentis mes petites ficelles se tendre dans le creux de mon ventre.

[...]

— Il te fait la gueule ?

— Qui ça ?

Blanc.

— Tu sais très bien de qui je veux parler. Le mec blond qui est jamais là.

J'enfournai dans ma bouche béante une gigantesque cuillère d'épinards à la crème comme si la béchamel allait calfater mes pensées qui jaillissaient, bouillonnantes et lâches, du goudron qui grouillait en moi.

— D'où il connait ton nom ?

Je m'étouffai sans bruit. Ou du moins, le bruit assourdissant de mon agonie sembla s'être noyée dans tout le goudron qui, mes pensées conquises, bouffait à toute allure mes yeux, mes sens et mes histoires, monstre goulu gluant, très sinueux. La respiration me manqua un peu, le manque d'air me fit atrocement rougir.

Je me servis un verre d'eau, comme si l'eau pouvait occire d'un coup le goudron qui avide sommeillait en moi.

[...]

Cet après-midi, nous avions cours de sport. Je sentais déjà l'odeur immonde de transpiration inonder ma peau. Je croquai dans une pomme pour chasser le sel qui perçait ma langue de milliers de petits corps fantasmés. Il y avait dans ma tête beaucoup de choses qui se vomissaient en s'entassant dans ma bouche, sans que mes dents ne puissent jamais s'y planter.

Je croquai un autre morceau.

[...]

— On va prendre une pause, je crois que tout le monde l'a bien mérité. Après, on reprendra l'analyse du Phédon.

Brouhaha. Moi, j'avais mal à la tête et chacun des mots des autres se muait en cri perçant qui méchamment me tordait la peau à m'en faire rire de douleur.

— Sasha, venez avec moi, s'il vous plaît.

Blanc.

— J'aimerais vous parler.

Blanc.

— Bien Monsieur.

[...]

Je m'assis en tailleur dans un coin. Le sol était mouillé et les graviers méchants. Je m'efforçai de ne pas grimacer, de ne pas montrer ma colère, de ne pas hurler en moi. J'attendis les oiseaux.

L'air était sec avec quelques relents amers un peu maritime. Chargés de sel. Le sel des larmes et de la transpiration, celui qui joue des tours, furieux, aux âmes tranquilles, qui perturbe les vies, trouble les existences et foudroient ceux qui l'ont suivi. Ce n'était pas pour moi, alors je fronçai le nez et j'attendis que le sel passe, doucement. Un oiseau s'envola.

— Sasha.

Blanc.

Je crois que je savais déjà ce qu'il voulait me dire. Je n'avais pas besoin de l'entendre, je ne voulais pas l'entendre, qu'il se taise, se taise, se taise, se taise, se taise et la ferme et se détruise pour que je ne l'entende pas et qu'il meure, meure, meure, meure, meure beaucoup de fois et d'autres encore.

Il remarqua une larme qui roulait avec langueur sur ma joue. Elle n'était pas salée ; elle était très amère.

— Sasha. Vous devriez lui parler. Lui pardonner.

Les oiseaux me laissèrent pleurer quelques instants.

Fuites embraséesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant