Dans la chaleur de la nuit, quelque chose me taraudait. Sans cesse, j'imaginais le cliquetis incessant d'une horloge imaginaire, celle qui me rappelle toujours que quelque chose m'attend. Je me levai sans bruit, m'étirai doucement, pris la mesure de l'obscurité qui me ceignait de toutes parts, m'assis enfin.
Je tirai d'une trousse un petit crayon de bois. De quelques mouvements attentifs, il me vint des mots. Des mots qui se formaient lentement en belles acrobaties. Les phrases s'enchaînaient. Certaines courtes. D'autres, tout au contraire, s'étendaient en de longs filaments gris, couraient sans fin et débordaient partout en gouttes noires, noires de mots, beaux et frivoles, sans s'échouer jamais, sans regretter jamais leur escapade.
L'horloge cessa, il y eut un temps pour le calme.
[...]
Ses yeux roulaient sur moi en larmes d'Aphrodites tandis que je cognai mon front au sien, pour mieux sentir toute la douleur qui s'échappait de moi, de mes doigts de mon souffle. Il n'existait plus rien sinon le calme tout autour, qui nous enveloppait tous deux, comme le cocon sage d'un phénix à venir. Viendrait le moment où le feu puissant viendrait déchirer de ses mains glacées, l'étoffe superbe de nos amours mort-nés, tisser entre nos mains fanées les toiles emmêlées de nos histoires.
Sans retenue, je m'engouffrais tout entier dans ses yeux. Rien d'autre n'aurait pu me faire dériver : le cap est unique, il est fixé. Je maintenais droit la barre, seule la mort aurait pu me faire fléchir, car de toute ma chair et de tous mes os je me déversais sans cesse en lui, tout entier, des pieds à la tête, jusqu'aux récifs anciens de mes lagons bornés. Je ne gardais en moi que le feu circonspect pour mieux pouvoir l'entretenir, lui offrir ensuite de toute la tendresse que je pouvais éprouver. Il y avait sans cesse, dans ce simple contact de mon front au sien, toute la délicatesse dont j'étais le gardien. Précieux, nous justifions à nous deux la fuite inespérée de mon cœur en avant. Car à la fuite, il n'avait jamais renoncé. Il n'en avait jamais eu le courage ; je n'en avais jamais été aussi heureux. Fuis, fuis, cœur, beau cœur dans l'étreinte douce-amère de ses larmes !
[...]
— Je veux bien.
Ma voix se faisait plus rauque encore. Je toussai un peu, pour la forme.
— Quoi ? Je... Tu veux...
— Je veux bien.
Il me regarda très tendrement, je n'avais jamais rien vu d'aussi émouvant, d'aussi fragile et délicat. Il y avait dans son ton, dans la manière dont ses lèvres façonnaient ses mots une telle attitude princière qu'il sculptait à même ma chair des paysages entiers, que je n'avais jamais vu, jamais senti, jamais touché, jamais pensé.
[...]
Je reposai mon crayon, avec beaucoup de délicatesse pour ne pas réveiller les mots endormis. Tout touchait à sa fin. Une belle fin, fin gentille, délicate. Il n'y a pas plus belle mort que de se coucher un soir sans lune sur du papier, sans caprice.
Je me relevai doucement. Il me semblait à cet instant que mon devoir était accompli... peut-être achevé... peut-être pas. Peu m'importait ! C'était une fin, une fin finale, avec un point très élégant que je m'acharnerai à ne pas trop rendre définitif. Un joli point, un point en l'air. Un point qui vole, un peu libre. Mais un point quand même, pour souligner la fin, pour dire que c'est fini, pour que je m'échoue enfin sur des rivages calmes, calmes, très calmes, connaître le repos que le lecteur ne connait jamais.
Je me glissai dans le lit à l'ombre de mes propres mots.
[...]
Il souffla, mais rien ne sortit de sa bouche. Le vent souffla aussi mais retomba vite, avec un air enfantin, un peu déçu.
— Vous ne faites plus d'oiseaux.
— Non. Mon temps était passé. Les oiseaux ne sortaient plus, ou plutôt ils sortaient mais s'écrasaient lamentables au sol, comme de vieilles poussières.
— C'est dommage.
— Vous trouvez ?
Blanc. Pensif durant un instant.
— Moi je ne trouve pas.
Blanc.
— Vous êtes beau, Sasha.
Il avait cet air paternel. Il souriait un peu, au fond de lui-même mais s'acharnait à être grave. Sans doute le reste d'un rôle qui lui restait. Je pense qu'il était très triste d'avoir à quitter ce rôle. Bientôt, il va mourir. C'est triste mais c'est ainsi. Ses oiseaux sont déjà morts, lui aussi va suivre.
— Je ne suis pas beau seul, Monsieur.
— C'est vrai. C'est tellement vrai.
Cette fois, il sourit vraiment.
[...]
— Tu veux bien me faire un câlin ?
Ma voix tremblait un peu, et il ne me regardait pas. Enfin, plutôt il me regardait à travers, comme quelque chose qu'on ne voit pas ou que l'on voit trop. À bien y regarder, il plissait les yeux. Comme quand on regarde le soleil. Le soleil, on ne le voit pas parce qu'on le voit trop. Ici, c'était pareil.
Je répétai. Plus rauque, plus bas.
— Tu veux bien me faire un câlin ?
[...]
Tandis que je soulevais la couverture, une main me saisit doucement au creux du dos. Elle me parlait dans un langage si familier que je fus poussé bien au-delà de mes forces à céder. Un sourire déchira l'obscurité.
Je m'endormis, ses lèvres suaves dans mon cou, ma poitrine sur la sienne, nos doigts enlacés, nos pieds croisés. Le formidable tableau d'un phénix à quatre ailes, libre, euphorie libre ! échoué beau sur une plage esseulée, il n'y avait que le son de notre propre souffle sur notre duvet plumage pour conquérir le monde dans notre dernière fuite embrasée.
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Fuites embrasées
Roman d'amourSasha n'aime pas beaucoup le monde. Quand il débarque à Saint-Exupéry, il n'aime rien. Puis peu à peu il va aimer les oiseaux, un ours en peluche et peut-être même l'océan, l'océan tout entier pour mieux s'y perdre. Publication dans le cadre du prog...