Chapitre VIII

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Le lundi s'était levé avec le chant du coq et beaucoup trop triomphant à mon goût. Je savais avant même de quitter mon oreiller que le lit d'en face était vide. Nounours était toujours dans mes bras.

[...]

— T'es sûr que ça va ?

Sophia.

— Hm.

— T'es parti où comme ça samedi soir ? On t'a tous vu partir dans le parc. T'as dû te faire grave saucer.

— Hm.

— Et hier, tu faisais quoi ? T'es même pas venu déjeuner.

Blanc.

[...]

Un oiseau blanc vola vers moi à toute vitesse. Il puait d'une odeur âcre. Je fronçai le nez avec dégoût. Il rit.

— Vous savez maintenant que mes bouts de vie qu'emportent ces oiseaux puent la pourriture.

Blanc.

— Monsieur ?

— Oui ?

— J'aimerais vous poser une question mais je ne sais pas laquelle.

Un autre oiseau s'envola. Il plana quelques instants dans le soleil vivace puis un coup de vent plus fort que les autres l'emporta vers des cieux lointains. Pendant quelques instants, c'était comme de la poussière d'oiseau qui se muait en belles étoiles.

— Alors laissez-lui le temps de venir exister en vous, Sasha.

Blanc.

— Sasha. Vous n'êtes pas trop seul ?

Blanc.

— Je ne sais pas, Monsieur.

Blanc.

— Je crois que vous savez très bien, Sasha.

Il écrasa sa clope avec un air très définitif. Sous sa semelle, on entendait le cri agonisant d'un dernier oiseau avorté. Comme tué dans l'œuf. Ma bouche s'emplissait d'un goût de goudron. J'avais de l'asphalte qui coulait dans la gorge. Une route profonde semblait se creuser à même ma chair.

[...]

— Sasha, écoute-moi...

— Non !

[...]

Notre professeur d'anglais était une sorte de dandy rigolo, la trentaine. Il entretenait avec beaucoup trop de soin sa petite moustache toute lissée. Il avait l'air rieur et fantasque dans son costume bien droit et étriqué. Ça faisait un drôle de tableau. On décelait dans sa voix enjouée quelques accents français. Malgré tous ses airs, il n'était qu'une vulgaire imposture.

[...]

Je sentais une étreinte se resserrer doucement sur moi. C'était chaud, c'était doux et j'avais Nounours qui tremblait dans mes mains. Il avait peur ; moi aussi. Pourtant, je savais déjà à l'odeur de qui il s'agissait. Je savais que le lit d'en face était vide. Je regardai Nounours, la vue brouillée par les larmes ou par autre chose. Brouillée et confuse en tout cas. Je bougeai un peu, retint ma respiration, bougeai de nouveau, retint encore, bougeai enfin. Je l'entendais gémir un peu et un délicieux sentiment de colère, de fureur retint le sourire qui se mouvait en moi.

D'un coup, je me dégageai. Je voulais lui faire mal, partout et au cœur. Beaucoup d'idées violentes et cruelles se superposaient dans mon esprit, comme pour me donner le sentiment d'exister pour quelque chose. Ma tête se balançait comme un métronome. Il y avait de l'automatique dans mes mouvements. Je croisai son regard en me relevant.

Il était beau.

Il avait les cheveux couleur d'or qui pleuvaient sur les draps froissés en de longues cascades. Il avait le regard droit, franc et décidé qui se tenait dans l'éclat de ses pupilles. Il avait les pommettes saillantes et la peau satinée comme un miracle d'orfèvrerie. Il avait les lèvres pleines et attirantes encore embuées par la nuit et le regret. Il avait les yeux quémandeurs, horrifiés d'eux-mêmes. Et il était posé comme un ange dans mon lit défait comme s'il s'était posé là pour que je le peigne au mieux, que je l'embrasse tout à fait, lui et tout ce qu'il projetait inéluctablement en moi.

— Je... Sasha... Je suis désolé.

Il tendit un bras. C'était une belle main, un peu craintive mais très délicate avec des ongles drapés de noir et la sensibilité du pianiste. Elle s'approcha près de moi mais ne me saisit pas. Je crois qu'elle avait peur. Je brandis Nounours.

— J'arrivais pas à dormir. Et...

Blanc.

— Tu tremblais tellement hier soir...

Blanc.

Je tremblais. Je me souvins de la pluie, de la boue, de la boue immonde qui pleuvait en moi et noyait mon cœur. Je la sentais encore toute vivante dans mes entrailles grouillantes. Comme un monstre sale. Un monstre couvert de sale. Le sale qui pénètre la chair et l'être par tous les orifices. J'étais sale. Putain de sale.

— Et j'ai du mal à dormir sans...

Je lui balançai Nounours à la gueule. Dans sa sale belle gueule de connard. 

Fuites embraséesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant