Chapitre XIX

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— Tu sais, j'ai bien réfléchi.

— Oui ?

— Hier, tu m'as dit que c'était le vent qui était libre.

— En effet.

— Mais le vent est moins libre que l'oiseau.

Blanc.

[...]

Le cours n'avait plus beaucoup d'importance. Dans mes petites mains, je tenais le petit papier qui me paraissait d'un coup très grand, très gros, très lourd. Je relisais sans cesse. Je crois que Sophia m'a vu ; elle m'a jeté un coup d'œil. Soudain, je cessai de porter la moindre attention au reste du monde. Une bulle sous-marine me maintenait sous le niveau zéro, enfermé hermétiquement dans mes propres pensées. Et si quelqu'un avait eu l'envie de me regarder de plus près, il aurait sans doute remarqué les grosses bulles qui s'échappaient, légères, de ma bouche toute grande ouverte.

— Monsieur ?

Ma bouche toute grande ouverte parla, presque à mon insu.

— Oui Sasha ?

— Un oiseau peut-il se noyer dans l'air ?

Je sentis chacun des regards de mes camarades se poser sur moi. C'était délicieux, d'exister pour eux. Et très dérangeant. J'éprouvais autant de plaisir à être au centre des attentions que de gêne. Mais cette dualité était d'autant plus délicieuse.

Je jurais que le bout de papier m'avait adressé un discret clin d'œil. Ou alors, peut-être était-ce simplement un tour de l'encre qui s'envolait.

[...]

Il était déjà là, avec ses océans perdus dans les flots du vent qui sans cesse l'assaillaient. L'air coulait dans ses cheveux volages. Je m'assis à ses côtés, il ne pipa mot, je ne le regardais pas, il me fixa du coin de l'œil, je souris, lui aussi, c'était bien.

— Pourquoi tu m'as abandonné ?

Il me regarda sans comprendre.

[...]

— T'en as de ces questions, Sasha. C'est évident que les oiseaux ça se noie pas. Il t'est passé quoi par la tête ?

Blanc.

— Franchement, je me serais sentie grave mal à ta place. Tout le monde te regardait, c'est hyper malaisant. J'aurais pas aimé.

Blanc.

— T'es as pensé quoi de la réponse de M. Robert ?

— C'était une de ces questions qui gagnent à ne pas être posées.

— Pourquoi ?

— Parce que la réponse est triste. Très triste.

Elle me regarda sans comprendre.

— C'est triste un oiseau qui se noie dans le vent.

— Si tu le dis...

Oui, je le disais. Parce que c'était vrai. Et que les vérités gagnent à être dites.

[...]

— Hier soir, quand je me suis endormi.

Il y avait beaucoup de tristesse dans ses yeux. Ils lançaient des petits éclairs dorés avec un air malheureux. Plusieurs fois, j'ai senti ses lèvres trembler, prêtes à s'ouvrir, et soudainement elles se ravisaient, trop timides. Mais ce n'était pas de la timidité. C'était plus fort, plus dur. C'était une peur timide. Une peur qui se cache dans les plis du sourire, dans les fronces de la peau et qui étire le visage dans des cathédrales d'émotions, qui tord la chair pour mieux effacer tous les signes de douleur, de doute, de remords car il ne faut rien montrer, rien divulguer, rien donner. Ce serait s'offrir. Ce serait mal.

Mon cœur se serra. J'aurais bien aimé qu'il s'offre, au moins un peu. La lueur dans ses yeux était si douce...

[...]

— C'est une question difficile.

Cette réponse ne me surprit pas. Elle me déçut un peu, c'est tout. Que pouvait-il dire d'autre ?

On commençait à rire autour. Il s'était instauré un silence embarrassant, un silence dont seul le silence lui-même tient le secret. Les gens n'aimaient pas le silence. Ils le rejetaient. Sans doute était-ce à cause d'une sensation d'angoisse qui tordait leurs tympans dans l'illusion du vide. Alors, ils élevaient leurs voix grasses pour briser le silence à grands coups d'éclats de rire.

[...]

Elle me regarda manger plusieurs bouchées sans rien dire. C'était inhabituel. Un peu angoissant aussi. D'ordinaire, elle parlait sans cesse, elle courait après les mots, après le temps, après le quart de pouffiasse qui lui manquait. Et là, elle s'était arrêtée. Je ne l'avais jamais vu s'arrêter.

— C'était quoi sinon ce mot ?

Elle l'avait vu.

— Georg ?

Elle savait.

[...]

— Sauf que le vent, personne ne le retient. Alors que l'oiseau dépend du vent pour planer.

— Être libre ne veut pas dire être sans attache.

Blanc.

Il me regarda sans trop comprendre. Je voyais une nuance insatisfaite qui parcourait sa bouche en un petit rictus, et ses cheveux blonds qui semblaient se tendre.

— Comment ça ?

— Être libre ne veut pas dire sans contrainte. L'oiseau peut être porté par le vent. Mais cette liberté n'est qu'illusoire. Ce n'est pas une vraie liberté. C'est une impression de liberté.

— Pourquoi l'oiseau est libre alors ?

— Parce qu'il vole. Qu'il s'arrache à tout. À la terre, au vent, à lui-même. C'est dans sa fuite que l'oiseau est libre, désespérément libre.

Il se pencha un peu sur moi.

— Et un oiseau est-il toujours libre si on l'attrape ?

Blanc.

— Si l'oiseau peut fuir librement dans ce qui l'attrape, sans doute.

Blanc.

Un coup de vent passa. Il était très proche de moi, et je sentais son souffle doux sur mes lèvres. Je chuchotai.

— Dis. À ton avis. Un oiseau peut-il se noyer dans l'air ?

— C'est une question difficile.

Un beau sourire s'étalait sur ses belles lèvres toutes proches de mes belles lèvres qui, comme un beau miroir, lui renvoyaient le même beau sourire qui sifflait un air heureux dans les tourments du vent.

Fuites embraséesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant