Chapitre XXV

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Nous n'avons plus parlé du baiser. C'était une rencontre interdite que je voyais encore dans ses yeux fanés. Et pourtant, il avait toujours le courage de rire et je riais aussi. Plus jamais il n'avait essayé de s'approcher de moi. Plus jamais il ne m'avait pris dans ses bras. Plus jamais il n'osait croiser mon regard. Et il riait, riait, riait à gorge déployer pour mieux engloutir le monde entier et ma culpabilité qui grossissait, amère, noyée de lagons empoisonnés.

J'appréciais autant cette relation que je la détestais. C'était hypocrite. Tellement hypocrite. Je ne me suis jamais senti plus adulte qu'à ce moment précis.

[...]

— Nan mais moi je voulais juste t'aider, hein. Je fais pas ça pour moi.

— Hm.

— Bon. Tu me gonfles. Tu me diras quand tu auras enfin remis les pieds sur terre.

Je ne répondis pas et la regardai s'éloigner tranquillement, comme un oiseau de mauvais augure à la recherche d'une proie. Quelque part, c'était vrai. Mais d'un autre côté, c'était tellement délicieux de ne pas penser, de laisser un autre décider de sa propre vie. Je décidai cependant de la regarder s'éloigner avec bonheur.

[...]

— Tu sais, je suis désolée Sasha. J'aurais pas dû.

— T'inquiète pas.

Elle s'assit.

[...]

Je m'assis. Il avait les jambes qui pendaient dans le vide, comme un pendu décharné. Seul son corps était là. L'esprit était ailleurs, bien ailleurs. J'aimais bien quand il rêvait. Mais aujourd'hui, ce rêve avait un goût funeste. Il n'était pas délicieux. Pire, il suintait. Oui, c'est ça. Il suintait terriblement, et presque méchamment.

Soudain il prit conscience de ma présence. Il m'adressa un sourire faux. Je n'aimais pas ces sourires depuis hier. Ses sourires n'étaient plus justes. Ils n'étaient plus précieux. Ils étaient las du monde, las de vivre. Je touchai mes lèvres sans m'en rendre compte et sursautai au contact.

C'est comme s'il avait laissé hier son beau sourire au bout de mes lèvres salées.

[...]

— J'ai peur.

— Oui tu as peur.

Je ris. Un rire que je fus le seul à connaître, étouffé dans mes sanglots. Un rire amer qui sortait des vagues immenses de mon cœur.

— Tu n'étais pas censé répondre ça.

— C'est toujours ton problème, Sasha. Tu voudrais que le monde fonctionne comme toi tu le souhaites. Tu voudrais que le monde obéisse à ta propre pensée. Tu voudrais que chacun soit là où tu le décides. Assume tes désirs. Sois libre, pour de vrai. Cesse de fuir.

[...]

Les feuilles mortes formaient un beau linceul à mes pieds. C'était une vision si belle, si émouvante que rien au monde n'aurait pu me persuader de ne pas y plonger tout entier, les bras ouverts. Il y eut un rire d'enfant dans ma tête, comme une réminiscence heureuse. Un jour de pluie aussi. Quelques éclats de voix disparates. Et moi esseulé dans les feuilles crevées, vomies par les arbres fatigués.

Mais il n'y avait que le silence pour me répondre. Le silence, la pluie et le vent. J'étais trempé. J'avais froid. J'étais loin, très loin. Personne ne pouvait me trouver. Personne ! J'hurlai. Personne ! Non, personne. Je n'étais personne. Quelle existence pouvais-je avoir loin de tout ? Aucune. Pour la première fois, j'avais réussi ma fuite. J'étais brisé, loin des autres, de lui, de moi surtout. Très loin de moi.

Je me laissai tomber un peu plus dans les bras des feuilles mortes qui en doigts de Morphée, me cueillait en oraison funèbre.

[...]

C'était le soir. La pluie tombait drue. Il faisait sombre, noir mais pas encore nuit. Les feuilles chahutaient dehors comme des spectres d'enfants. Je poussai la porte de ma chambre.

Il était là, avec Nounours dans ses bras et un sourire au visage. Il avait ses boucles dorées belles, très belles qui coulaient en cascades sur son corps aquatique, faisaient des rondes caustiques autour de ses ailes endormies. Il avait le cou dodelinant comme le vieillard mi-assoupi qui porte sur ses genoux repus par l'âge un enfant tout sourire. Il avait le regard rieur de l'enfant tout sourire lové tout contre le vieillard mi-assoupi. Il avait l'océan tout soupir qui lui crevait les yeux et me crevait le cœur.

Une envie terrible me vint d'un coup. Vomir, vomir. Il fallait vomir. Tout vomir.

Je ne vis rien. Seule la fuite me collait à la rétine comme des tambours tribaux. Ma tête s'acharnait à ne voir que lui. Il était tout, tellement tout et je devais tout vomir. Je passai un couloir, une porte, une lumière aveugle, quelqu'un, une porte, un couloir, deux, peut-être trois, une porte. La pluie. La pluie.

Je me mis à courir.

Fuites embraséesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant