Neuf ans plus tôt. Décembre 2007
« Tu veux un bonbon ? »
Ça a été les premiers mots entre nous. Pas courant, enfin pas à dix-huit ans.
La première fois que j'ai remarqué Thomas, il était installé cinq ou six rangs devant nous avec ses deux acolytes.
C'était l'unité de découverte à la fac. Capucine, Charlotte et moi avions choisi la psychologie en option à nos études de lettres modernes, et on avait six heures de cours en commun, le lundi et le vendredi avec d'autres étudiants de la fac de sciences humaines. Dont Thomas.
Ce devait être notre deuxième ou troisième cours ensemble. Je parcourais la salle, les yeux dans le vague et il s'est brièvement retourné en retirant sa veste avant de s'assoir. Nos regards se sont croisés et il a esquissé un minuscule sourire avec une fossette qui m'a retournée le cœur. Je n'étais même pas sûre que ça me soit destiné. Maintenant je sais que oui.
Au cours d'après, les trois amis étaient deux rangs devant nous, et la semaine suivante, sur la même rangée. Je ne crois pas au hasard.
Qu'aurait été ma vie si ce jour-là nous étions parties trop tard de chez Charlotte et Capucine où nous déjeunions le vendredi midi ? Si Charlotte n'avait pas eu une subite envie de friandises ? Ou si la boulangerie avait été fermée ?
Mais la boulangerie était ouverte et Charlotte avait crié « Oh, attendez les filles, j'ai envie de bonbons ! On a le temps ? ». Et on l'avait, le temps.
En entrant dans l'amphi, je me suis arrangée pour laisser passer mes amies et m'installer à leur gauche, du côté du groupe de garçons. Thomas a fait pareil, en laissant deux sièges vides entre nous. La balle était à nouveau dans mon camp et j'ai pris mon courage à deux mains, avec le sac de friandises.
— Tu veux un bonbon ?
Il a ri, bien sûr, m'a remercié et s'est servi avant de se décaler pour s'assoir à côté de moi.
J'ai su plus tard qu'il détestait les bonbons. Mais lui aussi m'avait remarquée parmi les trois cent-cinquante étudiants de l'unité de découverte de la psychologie. On s'était reconnus entre tous.
Nous nous retrouvions régulièrement tous les six, comme dans une sitcom des années quatre-vingt-dix, pour aller boire des verres après les cours de psycho sociale, séchant parfois ceux de psycho clinique pour finir un tournois de babyfoot ou boire une dernière bière ensemble, tandis qu'ils nous exposaient les thèses de Descartes, Kant ou Nietzche. Gaël, Ludovic et Thomas étudiaient la philosophie.
Parfois, Thibaut, le copain de Capucine, ou Caro se joignaient à nous. Ludo était intéressé par la belle Charlotte, mais mon amie était du genre volage, pas envie de se poser, encore moins avec un philosophe. Thomas et moi flirtions, sans nous avouer nos sentiments mutuels.
Jusqu'à ce soir de début décembre.
✨✨✨✨✨
Ce vendredi, comme chaque semaine après le cours de psycho générale, nous prenons un verre tous ensemble, dans un des bars du centre-ville. Je partage un appartement avec Caro tout près, mais ce soir je vais dîner chez mes parents en banlieue. A regret, j'abandonne les copains pour prendre le bus et Thomas propose de m'accompagner jusqu'à mon arrêt à la gare puisque lui doit prendre le train pour rentrer chez lui, au Luxembourg. J'accepte, heureuse de partager un tête à tête avec lui pour la première fois.
Nous marchons en silence, aussi intimidés l'un que l'autre par cette situation inédite.
— Tu sais... Je déteste les bonbons, finit-il par murmurer. Q
— Pardon ?
— D'habitude je n'en mange jamais, j'ai fait une indigestion quand j'étais gosse.
— Ah, d'accord, réponds-je dans un sourire.
Rame encore un peu mon grand.
— Louise... je dois te dire qu'avec Ludo et Gaël, si on s'est rapproché comme ça dans l'amphi, c'est parce que... euh... j'avais envie de faire ta connaissance.
— Ah oui ?
— Oui. Et depuis que je te connais, je me rends compte que tu me plais. Tu me plais même beaucoup, Louise.
— C'est réciproque... dis-je en glissant ma main dans la sienne.
Il semble apprécier mon audace, et ne répond rien, se contentant simplement de presser fort ma main et nous continuons à nous livrer le long du chemin. Il m'avoue m'avoir remarquée dès le premier cours, je confie en retour que j'ai passé plus de temps à fixer son dos, en espérant qu'il se retourne, qu'à prendre des notes.
Nous arrivons malheureusement trop vite à mon arrêt de bus devant la gare de Metz.
— Tu as le temps de boire un thé ?
Non, je n'ai pas le temps, mais pas non plus l'envie de refuser.
Nous nous dirigeons vers la brasserie de la gare et durant deux heures, nous parlons, de tout, de nous, de la vie. Ma mère va me tuer. Mais comment délasser mes doigts des siens ? Comment partir alors que je me noie dans son regard bleu si doux ? Les premières minutes d'un couple sont les plus belles, j'ai envie de profiter de chaque instant, de fixer ce moment pour qu'il ne cesse jamais. Je comprendrai plus tard qu'avec Thomas, chaque minute sera plus intense que la précédente.
Je finis pourtant par rompre le charme au troisième appel de ma mère.
— Je dois vraiment y aller, dis-je en soupirant
— Bien sûr, je comprends. Je t'accompagne.
Dehors, il tombe une sorte d'horrible neige fondue. Thomas me donne la main jusqu'à l'arrêt pour m'empêcher de tomber dans la boue du trottoir. Plusieurs fois je glisse avec mes semelles lisses mais il me rattrape fermement, me permettant de savourer le contact de son corps contre le mien. Le prochain bus passe dans sept minutes et Thomas patiente avec moi.
— Je peux te réchauffer, sourit-il alors que je frissonne.
Je ne me fais pas prier, séduite par le charme désuet de sa proposition, et me réfugie dans ses bras. Le meilleur endroit du monde.
Nous restons blottis quelques instants et, doucement, il s'écarte de moi, baisse la tête pour croiser mon regard. Nous nous dévisageons en silence, si proches. Son regard marine accroche le mien, et plus rien n'existe autour de nous. De ses doigts bleus de froid, il repousse les quelques mèches châtains échappées de mon bonnet que la pluie a collé sur mon front et mes joues, puis, avec une infinie lenteur, il se penche vers moi et pose ses lèvres sur les miennes.
C'est à son baiser, appuyés contre l'abribus trempé de pluie, que je comprends que je serai à lui pour toujours. Je ne sais pas encore à ce moment combien ça me rendra malheureuse plus tard.
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Oxymore
RomanceOxymore : n.m. Rhétorique Figure de style qui réunit deux mots en apparence contradictoires. (Larousse) Exemples : Un silence éloquent Une obscure clarté Les meilleurs ennemis Mon intime étranger