Mardi neuf février. Tom part dans moins de vingt-quatre heures et il ne m'a pas appelé.
Il pourrait encore, comme dans un film pour midinettes, me crier qu'il m'aime sous mes fenêtres, un bouquet de roses à la main. Il pourrait sonner à la porte, écrin dans la poche de son costume, et me dire qu'il reste pour m'épouser.
Mais il ne le fera pas. Parce que si je ne peux lui pardonner son départ, il ne pourrait me pardonner de rester. Notre histoire est viciée, l'un de nous est condamné à accepter le choix de l'autre, à souffrir. Nous ne sommes pas dans un film.
Un poids énorme écrase ma poitrine. Lorsque je rentre de la boutique, l'appartement est vide, calme, noir. Caro est déjà partie bosser. Elle m'a laissé un gentil petit mot, que je lis avant de le froisser. Je me dirige dans ma chambre, et prends le petit coffret de bois qui n'a jamais quitté ma commode.
J'en sors les lettres. Celles qu'il m'avait écrites pour ce nouvel an séparés, et quelques autres qui ont rejoint les premières. Je les relis pour la millième fois. Les pliures commencent à se déchirer. Je tourne le bracelet autour de mon poignet. L'infini. L'infini mon œil.
Allongée sur mon lit, je laisse les larmes couler en écoutant la voix plaintive de l'autre Thomas de ma vie, Thom Yorke. Quel est donc cet étrange besoin, quand on est au plus mal, de renforcer sa mélancolie par de la musique déprimante ?
Mon corps est engourdi. Je n'ai pas faim, je n'ai pas froid. Je ne peux rien faire d'autre que de fixer le plafond.
Il doit se passer plusieurs heures, car j'entends Caro rentrer. Elle frappe à ma porte mais je ne réponds pas. Elle entre doucement et arrête la musique. Fermer les yeux. Faire semblant de dormir.
Longtemps après, alors qu'elle est couchée, je finis par me lever et enfile mes chaussures et mon manteau. J'attrape mes clefs, mon téléphone et sors en fermant doucement la porte.
Il n'y a personne dans les rues. Au panneau lumineux d'une pharmacie, je vois qu'il est plus d'une heure du matin.
La ville déserte est sinistre. Quelques pauvres hères gelés, un groupe de jeunes avinés. Un type en voiture s'arrête, me demande s'il peut m'aider, me raccompagner. Je l'envoie bouler, il redémarre en m'insultant. Je n'ai pas peur, je ne suis pas en colère. Le désespoir a pris toute la place.
Il met longtemps à ouvrir. Il dormait bien sûr. Ses beaux yeux sont tout ensommeillés. Je lui sabote sa dernière nuit ici, mais il fout ma vie en l'air, alors il me doit bien ça.
Sans un mot, il s'écarte pour me laisser entrer. Il n'a même pas l'air surpris.
Tout est propre, rangé. Comme une veille de grand départ. Un sac de voyage attend dans l'entrée, et à côté, un gros sac à dos. Son passeport, ses billets d'avion, dans une pochette sur la table.
Il ne pose pas de questions, me regarde déambuler dans le studio. Je ne sais même pas ce que je suis venue faire ici. C'est juste que je ne pouvais pas passer notre dernière nuit loin de lui.
Puis il ouvre les bras, comme il y a deux ans, comme si souvent depuis, et je m'y réfugie. Je reste longtemps, ma tête sur sa poitrine, ses bras entourant mon dos et le caressant.
Enfin, il m'entraîne vers son canapé déplié, j'ôte mon jean et mon pull et nous nous couchons côte à côte.
— Tu veux bien enlever ton tee-shirt ?
Ce sont les premiers mots que je lui adresse, et ma voix tremble.
Il hoche la tête, le retire et je m'allonge auprès de lui, le nez dans son cou, sa peau contre la mienne.
Au bout d'un certain temps, sa respiration devient régulière, il s'est rendormi. Pas moi. Je passe chaque seconde à profiter de lui, de son corps, de son odeur boisée qui va tant me manquer. Des milliers de souvenirs m'accompagnent toute la nuit. Nos premiers baiser, nuit, je t'aime, dispute, voyage, vacances. Les moments d'avant, quand nous n'étions que des amis. La fois où je me suis coupée en cuisinant et où il m'a soignée. Ce jour où, au cours d'une fête chez Ludo, nous nous sommes fait surprendre en pleine action dans sa salle de bain. Ce concert naze où j'ai compris que j'étais vraiment amoureuse de lui. Cette balade à Saint Cyr, quand j'avais cassé ma sandale en trébuchant et qu'il m'avait porté sur son dos pour que je ne me blesse pas le pied. La glace partagée sur la Piazza Del Campo de Sienne et l'épais chocolat chaud qui avait suivi pour nous réchauffer. La fois où Kader a perdu son maillot en sautant d'un rocher, nous avions tous pleuré de rire. Des instants parfois insignifiants mais qui sont tout ce qu'il me reste désormais.
Quand son réveil sonne à six heures, les larmes me montent aux yeux. J'ai compté les jours, puis les heures, maintenant ce sont les minutes. Une douleur immense déchire ma poitrine tandis qu'il s'arrache à moi pour aller se doucher. J'ai envie de hurler. Je voudrais le retenir, m'accrocher à lui, le supplier de ne pas partir, de ne pas m'abandonner mais je ravale mes larmes et mes mots.
Il se lève, se dirige vers la salle de bain pendant que je renfile mon jean.
Nous buvons un café en silence.
— Je n'ai plus rien à manger, désolé, s'excuse-t-il.
— Je n'ai pas faim.
— Lou... on n'est pas obligé de faire ça. Je veux dire, on peut se donner des nouvelles, j'aurai parfois accès à internet, je peux t'écrire...
— Non, ce n'est pas nécessaire.
— Je n'ai pas voulu cela. Tu n'imagines pas combien tu vas me manquer. Déjà ce mois sans toi...
— Si, je crois que j'imagine bien. Mais tu te trompes. Tu l'as voulu. Je comprends mais je n'accepte pas. Ce voyage, c'est ta décision, ton choix, alors autant que tu profites à fond. Sans fil à la patte.
Il reste silencieux un moment, prenant la mesure de ce que je viens de lui cracher.
— Tu te rends compte de ce que tu me dis ?
— Oui. En plusieurs mois, l'eau peut couler sous les ponts. Quand tu rentreras, on verra s'il y a quelque chose à reconstruire, mais en attendant, ne te prive de rien.
— C'est vraiment ce que tu veux ?
— Tu sais ce que je veux.
Je me lève pour aller laver ma tasse. Il ne répond pas.
✨✨✨✨✨
Sur le quai de la gare, tout le monde est réunis. Caro, Charlotte et Capucine, Kader, Thibaut, Ludo et Gaël. Plus Laetitia, François-Xavier et Stéphane, ses copains de jeunesse. Sarah, sa sœur cadette est là aussi, elle a pris le train à cinq heures et sèche le lycée pour dire au revoir à son grand-frère. Il manque ses parents bien sûr, mais ça n'a rien d'étonnant.
La gare, où tout a commencé, où tout se termine. Quelle ironie.
Les copains se pressent autour de lui, chacun y va de sa main sur l'épaule, de sa recommandation.
Quand le train qui l'emmènera à Roissy entre en gare, il serre sa petite sœur contre lui et se tourne enfin vers moi.
Il s'approche doucement, prend mon visage dans ses mains.
— Lou...
— Thomas, je t'en prie, ne rend pas les choses plus compliquées.
Il m'embrasse doucement sur la joue, et ses lèvres débordent légèrement sur le coin de ma bouche. Je dois me faire violence pour rester debout.
Il monte dans le train et pour éviter les signes de la main, les baisers envoyés et ses yeux embués de larmes, je me détourne et m'absorbe dans la contemplation des friandises du distributeur Selecta, des tags sur les bancs gris.
Je tiens le coup jusqu'à ce que les portes se referment, jusqu'à ce que le train s'éloigne avec mon amour, mon cœur et ce qu'il me restait d'espoir.
Alors là seulement, je m'effondre.
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Oxymore
RomansaOxymore : n.m. Rhétorique Figure de style qui réunit deux mots en apparence contradictoires. (Larousse) Exemples : Un silence éloquent Une obscure clarté Les meilleurs ennemis Mon intime étranger