Chapitre 19

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Avril 2017


— Pauline, tu restes à l'avant du magasin, conseils et surveillance. Rihab, aux cabines comme d'habitude, et toi Mathilde, tu gères la caisse. Ça marche ? Lola, viens m'aider en réserve. Nous avons reçu des colis avec le reste de la nouvelle collection, il faut préparer les vêtements avant de les mettre en rayon, je vais te montrer comment faire. Mathilde, s'il y a du monde tu nous appelles.

Lola a dix-huit ans. Elle cherchait du travail et je devais recruter quelqu'un pour remplacer Mathilde, mon adjointe, qui accouchera de son deuxième enfant dans quelques mois, et prendra ensuite un congé parental. La jeune femme m'a tout de suite plu quand je l'ai reçue en entretien, malgré son manque d'expérience. Il y avait une sorte d'urgence dans son regard. Sérieuse comme moi quand j'ai commencé en tant qu'extra, il y a presque dix ans. Désespérée comme moi quand j'ai pris la direction de cette boutique. David, le patron, m'a fait entièrement confiance et je l'ai rappelé quelques heures après l'entretien pour lui dire que je la prenais à l'essai. Quand j'ai su, plus tard, que le travail que je lui offrais lui permettait de quitter sa maison, son père absent et sa mère violente, je me suis félicitée de l'avoir choisie.

En réserve, nous sortons précautionneusement les nouveaux vêtements d'été des cartons. Je lui explique comment les rentrer dans le stock, vérifier les antivols et préparer les étiquettes. Lola est attentive, avide d'apprendre et se met au travail dès la fin de mes explications. Bien sûr, elle me fait penser à moi plus jeune. Il faut que j'évite le transfert, mais elle m'émeut.

Voilà ma vie depuis plus de six ans.

J'aime mon métier. J'aime avoir la responsabilité du magasin, diriger une équipe, d'autant que les filles et moi sommes soudées. Je suis fière d'avoir réussi à créer une si bonne atmosphère dans la boutique. J'aime travailler avec les vêtements, suivre la mode et les tendances. J'aime accompagner David à Paris choisir les collections deux fois par an. J'ai l'impression d'être importante. Il reste que j'aurais préféré des étagères de livres au lieu des étalages de pulls, mais j'assume.

Pourtant, c'est parfois difficile. Hormis mes cinq semaines de vacances, et quelques jours de RTT, je travaille tous les samedis de l'année, parfois le dimanche et dans les périodes de soldes ou de fêtes, il m'arrive d'enchaîner trois semaines de travail sans un jour de congé. Il y a aussi les longues journées debout, les clients qui nous traitent comme des moins que rien, comme ce papa qui m'a désignée du menton un jour, en expliquant à sa fille adolescente pourquoi elle devait bien travailler à l'école. J'avais eu tellement honte.

Je ne sais pas si je regrette mes décisions. Je reste persuadée qu'il ne s'agissait pas de choix, je n'ai fait que ce que je pouvais. Et maintenant, c'est trop tard.

Les jours rallongent, quelques minutes de plus chaque jour. Maintenant il fait à nouveau jour quand je sors de la boutique.

Comme chaque année, mon moral remonte avec les températures. Ma hargne, ma morgue s'endorment, hibernent à l'envers pour se réveiller au début de l'hiver et revenir me frapper de plein fouet avec mes souvenirs, les meilleurs comme les plus terribles.

✨✨✨✨✨

— Alors tu viens ? me demande Charlie

Comme un vendredi par mois, nous avons réunis le club L3C dans un pub pour une soirée à quatre, comme au bon vieux temps.

Je bois une gorgée de bière et repose doucement mon verre sur le sous-boc. Mon index se promène négligemment sur la buée de la paroi glacée.

— Je ne sais pas encore...

OxymoreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant