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Il n'y a que dans les histoires hyper romantisées que l'amour d'une personne sauve du chagrin. Je pense que je l'ai toujours su, j'ai juste oublié d'y penser.

J'ai oublié que Damien buvait pour une raison. Enfin, disons plutôt que je ne me suis pas vraiment posé de question sur ça. J'ai fait en sorte qu'il arrête, et ça a plutôt bien marché, c'est tout. Dans ma tête, j'avais fini d'accomplir mon devoir. Mais voilà, la vérité c'est que même après tout ce temps passé au côté du bleu, je ne le connaissais toujours pas.

Toujours presque immobile, j'entends Jordan parler au téléphone. J'entends malgré moi, comme si ça m'intéressait d'une quelquonque façon.

-Salut... Vous êtes bientôt arrivés là ?... Ok, passe prendre un truc à manger, tu veux ?... Oui, il est rentré, mais je sais pas si c'est une bonne idée de faire les présentations d'un coup... Merci de faire le déplacement les gars. J'aurai dû vous demander ça avant que ça n'aille aussi loin.

Je réalise tout juste qu'il parle de Damien. La tristesse me submerge d'une nouvelle vague.

Je me noie un peu.

Encore. Alors que je fixais les détails du bois de la table, je referme les yeux. Je bouge un bras pour l'appuyer contre mon ventre, la bouche ouverte dans un cri déchirant que je refuse de laisser sortir. Un sanglot me secoue ensuite, j'ai l'impression de m'étouffer.

« Avant que ça n'aille aussi loin. »

Je pense à tout ce que moi et Jordan aurions pu faire avant que ça n'aille aussi loin.

Et j'y pense avec ce gout amer au fond de la gorge, avec cette douleur monstrueuse qui enfle, me ravage les entrailles et me brûle le cœur à vif.

J'aurai pu voir. J'aurai pu regarder, et bouger en conséquence. Mais ce que j'ai fait, moi, c'est que j'ai vu des centaines des feuilles remplies d'écritures dans sa chambre, et que je les ai toujours rangées sans les lire, sans poser de question alors que je savais très bien que c'était lui qui les écrivait. Il y en avait toujours des nouvelles et je ne l'ai jamais vu écrire une seule fois. Je n'ai jamais dit quoi que ce soit, j'ai juste rangé.

Je me remémore cette phrase, écrite par ses soins un soir où il avait fait une crise de panique. J'étais là, avec lui, de l'autre côté de la porte. Il avait parlé de moi en racontant ce court passage de vie, et avait conclu son texte par une question à laquelle il aurait dû répondre non.

« Puis-je seulement me permettre de me consacrer à lui ? »

Oh, bien sûr, j'étais, et je lui suis toujours infiniment reconnaissant. Mais il avait des problèmes difficiles à gérer bien avant que je n'arrive avec les miens. Si le bleu était avec moi, maintenant, il me secouerait un peu en niant que son choix puisse être une erreur.

Mais j'm'en fous. 

Il est pas là.

Et il n'aurait jamais dû m'aider. Je serai resté dans le silence de mon amnésie quasi complète, et il s'en serait sorti.

Pas heureux, c'est vrai, mais là quand même. C'est toujours mieux que pas là du tout, avec moi qui me souvient de tout et qui est pas heureux.

Toujours écrasé par la tristesse, toujours aussi abattu, je me redresse. Je soulève difficilement le sac rouge, me dépêche de le poser sur la table avant que mes bras affaiblis ne lâchent prises.

Jordan s'inquiète, mes sanglots ne se font pas discrets. Il abandonne son téléphone pour moi. Et moi, comme un enfant qui vient de tomber de son vélo, je pleure et je tends les bras vers lui pour trouver le réconfort d'une étreinte.

Je cherche un moyen de penser que ce n'est pas de ma faute si il a sauté.

J'essaye de me convaincre que vu ses textes, la tristesse, il la connaissait depuis bien plus longtemps que moi.

J'essaye de me dire que c'est ce qui devait arriver puisqu'il ne se soignait pas.

Et je sais pertinemment que c'est vrai, d'ailleurs. Cependant, ça ne sauve pas mon cœur de l'ombre de la culpabilité. Il s'en est sortit si longtemps, et moi, à peine arrivé, je le fais tomber.

Alors que mon ami me sert dans ses bras, à genoux à coté de ma chaise, je me blâme autant que je peux, sans me défaire de l'idée que je ne le ferais jamais suffisemment. Parce qu'il m'a dit qu'il n'aimait pas trop sa vie, et que je l'ai cru quand il m'a dit que m'aimer compensait. Aimer quelqu'un ne compense jamais assez, en fait.

La douleur grandit encore.

Il ne me demandait même pas de le comprendre. Il ne me demandait rien d'autre que de la considération. Pas de l'amour ; pour sauver quelqu'un, c'est trop faible de se contenter d'aimer sans rien faire d'autre.

Je n'ai jamais cherché à le connaitre en dehors de ce qu'il me disait. Je ne peux même pas utiliser la peur comme excuse, parce que j'ai cessé d'avoir peur du bleu il y a longtemps. C'était juste que je m'en foutais alors ?

C'est simplement parce que je n'ai jamais pensé à lui comme il pensait à moi.

-J'aurai dû sauter... J'aurai dû sauter Jordan !

Je me brise, encore et encore. J'écrase une enclume de parole sur chaque parcelle de moi. Je continue, je continuerai jusqu'à ce que je ne ressente plus rien.

Parce qu'un jour, sur un toit de Tour, j'étais bien prêt à sauter. Ce jour-là, si j'avais fait le pas fatidique, rien n'aurait été pareil. Si ça avait été moi...

-Quoi, avec lui ?! Non... Non Thomas.

-Pas avec lui.

Je me recule un instant, le souffle manquant. Je ne me sens pas pitoyable, parce je ne me questionne pas tellement dessus sur le coup, mais je sais que je le suis. Et vu la façon qu'il a de me regarder, mon état physique doit être tout aussi déplorable.

-J'aurais dû sauter quand il m'a amené sur ton toit.

Je souffle, et hoche la tête dans un mouvement frénétique assez incontrôlé. C'est plus comme un tremblement, finalement. Je resserre ma main contre mon ventre.

C'est impossible à imaginer, la douleur psychologique. C'est comme avoir l'impression que l'âme se plombe de sentiments, qu'elle grandit, trop et trop mal et qu'on est trop serré. C'est comme étouffer dans un corps qu'on ne sait pas ouvrir. La douleur à son paroxysme, elle ne permet même pas au son de sortir.

La souffrance à l'état pure qu'aucun médicament ne soignera jamais.

C'est la mort de l'âme qui continue de vivre.

Jordan n'a pas les mots pour moi. Il pourrait réfléchir une éternité, il n'aurait jamais ce qu'il faut pour me retaper. Pourtant, je le vois me regarder sans trop me voir, réfléchissant à ce qui serait suffisant pour m'apaiser un peu.

Il reste ainsi, et moi aussi, mais toutes les personnes qui devraient être là n'y sont pas. Damien, lui et moi, on n'est pas vraiment là. 'Fin, surtout Damien.

Je pense à ces textes qui sont écrasés dans mon sac. Je n'ai pas tout pris, juste ce que je pouvais en un temps très limité. C'était comme si je voulais lui montrer, lui dire que j'avais tout lu et qu'il se trompait sur la qualité de ses textes.

Et puis j'avais pris son livre. Ce foutu bouquin abimé par ses propres mains qu'il adorait et qu'il ne m'a toujours pas fait lire.

L'après-midi débute, les nuages s'écartent pour laisser place à des rayons de soleil. Dans n'importe quel autre moment, j'aurai été heureux de voir le soleil revenir.

Mais non.

Je ne ressens plus que ce vide.

Et rien, pas même un sourire vide de sens ne vient changer mon expression.

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Je ne sais pas quoi dire, ce chapitre me plaît encore mais pas assez... Peut-être devrais-je reprendre une pause sur cette histoire ? On verra. Je suis content de voir qu'il y a toujours beaucoup de gens qui me lisent !

Traces d'encreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant