I - Tia

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La lune. C'était cela qui m'avait frappé le plus ce soir-là, malgré les millions, que dis-je, les milliards d'étoiles qui parsemaient le ciel et qui envoyaient leur lumière si vieille et si mystérieuse. Un vent un peu frais, un toit céleste dégagé, des lampadaires tout juste éteints (économies d'énergies obligent), une fraîcheur bienvenue ; mais la lune. Ronde comme une orange, nacrée de toutes les nuances de blanc pâle, de gris et de noir que ses lacs et ses cratères pouvaient lui donner. Et cette aura... Elle dégageait une telle bienveillance, une sorte de générosité non mesurée. Je n'aurais pas été surprise de la voir sourire. Assise sur le rebord de la fenêtre de ma chambre, je laissais son oracle m'apaiser et les murmures de la nuit me bercer. Par chez moi, le calme faisait parti du paysage. Quelques canards dans l'étang voisin et autres oiseaux de nuits venaient seulement briser le silence de cette nuit d'août. Ma rentrée en première S approchait à grands pas, me laissant parfois une boule dans la gorge qui refusait de partir, malgré tous mes efforts bidons de respiration et de relaxation à deux balles. Les autres années, cela ne me faisait ni chaud ni froid : retrouver les amis, reprendre la vie lycéenne de commérages et de plaintes contre les profs, les cours, les devoirs, les horaires. Mais cette nouvelle année avait un goût amer qui m'angoissait. Pourtant, ce soir, tous les astres étaient alignés ; les yeux perdus au milieu de l'immensité, je laissais mes pensées divaguer. Oublier, un peu, juste un peu ; ma vie, mes peines, mes petits démons. Se dire que l'on ne représente pas grand-chose dans cet infini. Comprendre à quel point nous ne sommes que de petits rouages au milieu d'une immense industrie, que notre vie est si éphémère qu'on a souvent tort de s'accabler de remords et de doutes. Nous n'avons pas le temps d'avoir peur, d'avoir des regrets. Si la vie est courte, les moments de bonheur pur aussi. Je l'avais compris assez vite et la chute avait été plutôt rude. Je l'avais vu venir inconsciemment ; ce n'était pas une bonne idée.

Pourtant entre savoir et en prendre conscience, il y a une bonne paire de claques et un sol qui s'écroule. Et le silence... Ce silence si terrifiant, lorsque notre cerveau se dit, pour se préserver, que ce n'est qu'un mensonge, que ce n'est pas fini, pas encore. Sauf que si. Ce silence en est la preuve.

Ma journée n'avait pas été particulièrement réjouissante. Je m'étais de nouveau disputée avec ma mère. Mon père m'avait de nouveau regardé par-dessus ses lunettes avec un air déçu. Ce n'était pas pour grand-chose : des révisions d'espagnol pas encore à jour alors que la rentrée approchait, moi qui criais que je ne les ferai pas, que cela ne servait à rien, ma mère me reprochant de me laisser aller, d'avoir de mauvaises fréquentations (sorties tout droit de son imaginaire puisque je ne voyais plus personne) et de faire n'importe quoi. Ce n'était rien, mais c'était la goutte d'eau. Je lui avais jeté mon classeur de LV2, les yeux brûlant de fureur et de provocation :

- Dans deux ans, je serai partie : ne fais rien que tu pourrais regretter, parce que je ne reviendrai pas.

Ses lèvres avaient frémi, mais elle avait retenu sa tirade et m'avait tourné le dos. Mon père s'était replié dans son bureau, forteresse imprenable qu'il nous avait tacitement interdit d'approcher, ma mère et moi. J'avais eu juste le temps de l'entendre soupirer avant qu'il ne verrouille la porte. Toute seule au milieu du salon, j'avais attendu que mon envie de frapper les jolies vases de « môman » passe, j'avais adressé un beau doigt d'honneur à mes cours d'espagnol (et à la langue en général) et j'avais enfourché mon vélo sans demander mon reste. C'était toujours comme ça que cela commençait, et se serait toujours comme ça que cela finirait dorénavant : seule sur mon vélo, la colère pesant bien plus lourd que le chagrin.

J'en étais à me dire qu'il fallait que j'arrête de ressasser les mêmes choses de façon aussi déprimante, lorsqu'un éclat de voix déchira la tranquillité de ma petite impasse. Ma bulle éclata brusquement, tandis que je lâchais la lune et ses secrets du regard pour comprendre d'où venait ce cri. Je me contorsionnais tant bien que mal pour observer les fenêtres des maisons situées plus haut dans la rue, quand une porte claquée me figea sur place. Est-ce que je devais rentrer en quatrième vitesse dans ma chambre pour ne pas être vu ? Ou est-ce que je devais faire semblant de n'avoir rien entendu ? Je n'eus pas le temps de réfléchir que déjà une lumière s'allumait sur le parterre de la maison d'à-côté. Cette belle baraque à deux étages appartenait à un certain Alex Fouleneau, quinze ans, frère cadet de Lisa Fouleneau, sa mère travaillait à la mairie et son père était directeur marketing d'une entreprise en pleine essor dans la région. Et c'était à peu près tout ce que je savais de lui. Ah si, il était dans le même lycée que moi. Mais je ne l'avais jamais rencontré depuis qu'ils étaient arrivés en novembre dernier. Je ne savais même pas à quoi il ressemblait, alors je l'avais sans doute croisé sans le reconnaître.

La Mélodie du HasardOù les histoires vivent. Découvrez maintenant