XX - Iris

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Le temps était superbe. Une brise tiède balayait nos cheveux, dessinant un sourire d'aise ravi et innocent sur nos visages. Il faisait bon ; la douce chaleur des rayons de soleil caressait ma peau, réchauffant mon corps après la douche froide qu'avait constitué cette matinée. Tia était allongée à ma droite, les bras croisés sous sa nuque, un air rêveur scotché sur sa mine triste. Quelques instants plus tôt, elle était au-dessus de moi. Ai-je besoin de préciser que mon imagination s'en était donné à cœur joie ? Je n'avais jamais autant espéré qu'elle m'embrasse, ici et maintenant, dans son royaume, son petit paradis de tranquillité, juste elle et moi contre tous nos démons et toutes nos emmerdes. Bien sûr que j'avais repensé à notre premier baiser, bien sûr que j'avais prié pour pouvoir sentir de nouveau son souffle contre mes lèvres entrouvertes, pour contempler ses iris bienveillants de plus près, avant qu'on ne ferme toute les deux les paupières pour prendre conscience de nos deux corps, si proches. Que je sente en moi les caresses de ses lèvres, si douces ; de ses mains, électrifiant chaque parcelle de ma peau. J'avais eu des songes nouveaux, et peut-être légèrement déplacés, pendant qu'elle se tenait si près de moi. Son visage aux traits fins et ses petites tâches de rousseur sur les ailes de son nez faisait ressortir ses grands yeux légèrement en amande. Je la détaillais, semblait-il, mille et une fois en une seconde, et je me demandais s'il était convenable ou juste autorisé de glisser un regard sur ses seins fièrement formés dans cette situation, mais le courant qui passait entre nous me décida à ne pas la quitter du regard (ne serait-ce qu'à cause d'une attirance purement chimique pour ses formes). Le temps avait disparu, comme s'il n'avait jamais vraiment été là, le vent retenait son souffle, attendant la suite, alors que ni elle ni moi ne prononçait mot. "Embrasses-moi", aurais-je voulu dire, mais les mots étaient restés coincés dans ma gorge, de peur de briser cet instant (fragile, magique, insoutenable), se dissolvant sous le feu ardent de son regard. Ses yeux avaient brillés soudainement de sensualité et de désir, puis cette flamme s'était éteinte. Il y avait quelque chose qui l'empêchait de se rapprocher, et qui m'empêchait de prendre les devants. Ce quelque chose, pour sa part, était inscrit sur cette foutue feuille pliée en quatre, qui me brûlait le flanc gauche et qui consumait mon amie de l'intérieur. Je connaissais ce feu cruel et infatigable. Je connaissais le chemin qu'elle était en train d'emprunter, bien que je ne pouvais pas encore en deviner le point de départ, le carrefour qui avait changé sa vie et qui faisait d'elle, partiellement, ce qu'elle était. Une personne formidable et brisée, étrange et lumineuse. Une fille qui me retournait l'estomac chaque fois que son sourire illuminait son visage angélique. Une fille avec des yeux noisettes qui renfermaient bien des secrets.

Aussi, je compris parfaitement lorsqu'elle bascula lourdement sur le côté, mettant fin à la roue libre émotionnelle qu'était devenu mon cerveau. Elle ne souriait plus ; elle était torturée par ce qui se trouvait dans la poche de ma veste. J'aurais voulu effacer ces plis anxieux de douleur par un baiser, mais je n'avais pas ce droit. J'étais son amie. Elle n'avait pas besoin d'une petite amie, mais d'une oreille attentive, d'un nouveau pilier, d'une blague boiteuse pour qu'elle retrouve un peu de sa légèreté et de sa folie que j'aimais tant. Je tentais de m'en convaincre alors que je dépliais, presqu'au ralentis (avant de prendre conscience que plus vite je lirais, plus vite elle se sentirait soulagée), cette lettre. En silence, j'admirais son courage. Même si mes amis seraient restés à mes côtés, « contre vents et marées » comme disait ma mère, je n'étais pas sûre que j'aurais réussi à coucher un seul de ses mots sur le papier. Bien que mes larmes me montaient aux yeux, que mes mains tremblaient et que je refoulais mes sanglots, elle restait là, déconnectée, impassible, fixant le ciel sans que je sache ce qu'elle essayait d'y trouver. Mon cœur battait bien trop fort. C'était sa vie qu'elle me comptait là, c'était le secret que les rumeurs lui avaient volé en le déformant et en l'exposant comme un sujet de curiosité. La vie est un véritable puzzle géant, et le sien tout comme le mien, avait explosé une première fois avant que le reste ne se disloque en petits lambeaux. Je jetais quelques regards dans sa direction de temps en temps, simplement pour voir si elle pleurait ou non, mais comment aurais-je pu m'en rendre compte avec la buée de mes larmes silencieuses qui me brouillait la vue ? J'avais toujours été un fille sensible (à mes malheurs ou à ceux des autres), et à qui une simple phrase peut faire tirer une larme. Et cela ne s'était pas arrangé après le suicide de mon père ; une parole, un air que mon père appréciait, un film qu'on aimait regarder ensemble, la « chanson fétiche » que nous adorions avec mes amis du lycée... Il n'en fallait généralement pas moins. Notre bande inséparable qui comptait rester unie quoi qu'il arrive... Nous avions décidé de ne pas faire partie de ces gens qui, une fois le diplôme en poche, oubliaient leurs camardes de promo avec qui ils avait vécus leurs années les plus éprouvantes, les plus drôles et les plus folles. L'ironie du sort était qu'ils ne s'étaient peut-être même pas rendu compte qu'ils avaient défailli à leurs promesses, celles que nous proclamions avec fierté et provocation.

La Mélodie du HasardOù les histoires vivent. Découvrez maintenant