XXIII - Tia

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Le ciel étoilé me confortait dans l'idée que la soirée avait été placée sous le signe d'un ange. On ne pouvait pas aller jusqu'à dire que nous éclations de rire en parfaite harmonie, mais les verres et les insultes ne volaient pas au-dessus de la table dressée de plats surgelés « préparés » par ma mère. Les sourires se faisaient discrets, distants, mais illuminaient un peu notre soirée. C'était tout ce que je demandais. Personne n'évoqua jamais la prison, ou même la dispute de toute à l'heure, ou même les remords qui nous bouffaient encore l'existence quelques heures plus tôt, ou même l'immonde gratin de pommes de terre que ma mère nous servait tour à tour avec un sourire contrit, ou même les grimaces que nous lui servions en retour. Nous nous parlions, nous formions des conversations bancales, mais des conservations toute de même. De peur de briser cet instant de grâce, suspendu dans le temps et dans les airs, virevoltant au gré de la brise de fin de soirée, je restai en retrait. Je ne parlai même pas de l'incident du lycée, comme s'il s'était déroulé plusieurs années auparavant et que j'y repensais avec une simple pointe de culpabilité primaire, pas plus destructrice qu'étouffante. Ecrire et parler m'avait soulagé, indubitablement. Bien que le souvenir fugace de la deuxième lettre déchirée revenait parfois brusquement s'inviter entre une question de mon cousin ou un sourire calme de ma mère, j'étais belle et bien parmi eux, en ayant pour la première fois depuis très longtemps le sentiment d'appartenir à une famille.

Mon cousin ne revint pas me parler en aparté après le repas, comme j'aurais pu le penser. Il se tint près de moi à contempler la lune, habillé d'un croissant de nacre, ce soir-là. Les mots n'étaient plus nécessaires. On s'étreint encore un long moment, sans un mot. Une ou deux de ses larmes coulèrent le long de mon cou, et rien que cela exprimait mieux que n'importe quelle phrase à quel point il était désolé et heureux d'être ici, simplement, à chercher des solutions pour reconstruire le puzzle avec les pièces restantes. Un nouveau puzzle. Je venais de le comprendre ; ce n'était pas une honte de tenter de former quelque chose de mieux sans celui qu'on aimait, c'était simplement rejouer la donne sous ses yeux protecteurs. Et là, je savais qu'il riait de ma métaphore et qu'il approuvait, les pouces levés.

Vers minuit et demi, le père de Mathias passa le récupérer (scène étrange quand on savait qu'il avait plus de dix-huit ans et le permis, bien que résilié, en poche). Les battements de mon cœur s'emballèrent légèrement. Une nouvelle confrontation n'était pas à exclure. Mais je repoussai cette idée et vins saluer mon oncle, qui me répondit tendrement. Mon père était sur le perron, les pieds bien ancrés dans le sol. Mon oncle lui lança une seule phrase avant de démarrer le moteur :

- Doucement mais sûrement.

- Doucement mais sûrement, lui répondit son frère, avec le ton déterminé de ceux qui se comprennent sans plus de détails.

Je regardai mon père sans vraiment saisir le sens de ces mots. Mais le petit sourire furtif qui venait de naître au coin de ses lèvres m'assura qu'un nouveau puzzle se construisait, « doucement mais sûrement ».

***

Nous évoluions encore dans d'étranges limbes de soulagement et d'apaisement au moment de nous coucher. Je pris mes parents dans mes bras, tour à tour, avant qu'on ne finissent tous les trois collés en un paquet compact, résolu à faire face ensemble pour la suite. Pour la renaissance. Je rejoignis ma chambre avec une fatigue que je n'avais jusqu'ici que rarement ressentis : lourde mais sereine. Les émotions étaient si fortes que je ne pouvais même plus soutenir le regard rassurant de la lune, qui m'adressait un clin d'œil complice du haut de sa voute céleste. J'eu tout juste le temps de sentir Maman me border et Papa me faire un dernier baiser sur le front, que déjà je sombrais, laissant échapper un dernier soupire d'aise. Ma respiration était plus calme : je n'eus pas besoin des exercices de respiration que m'avait montré notre médecin de famille, contrairement à ce que j'avais pensé. Au contraire : mon rythme était profond et régulier. L'adrénaline enragée qui m'avait gouverné s'était humblement retirée, laissant mon organisme sécréter un peu d'endorphine. Je divaguais, doucement, sans crainte, sur un radeau au milieu d'un océan immobile, réfléchissant la lumière puissante et vigoureuse du soleil de midi. Un île apparaissait au large. Elle ne me paraissait plus si loin. Je n'avais plus cette impression désagréable et sourdement défaitiste qui criait au mirage. Un regard sur mon bracelet : ma perle scintillait de milles feux, m'éblouissant presque durant les secondes qui suivit. Une main douce et gracile se glissa tendrement dans la mienne, refermant ses doigts longs et fins ; Samir avait un vaste sourire dessiné sur son visage trop enfantin pour être celui d'un lycéen, et trop sage pour être celui d'un gamin. Nous étions sur la plage ; l'île était à portée de main. J'allais avancer encore, pour découvrir ce qu'elle avait à m'offrir, mais mon frère ne me suivit pas. Je le regardais interloquée, avant de comprendre ce qui était écrit sur ses lèvres fermées. Bien sûr. Je devais continuer sans lui. Lui devait rester dans les flots, sous l'eau, enseveli. Il caressa longuement mon bracelet (son bracelet, ou plutôt notre bracelet) usé jusqu'à la corde, le cuir râpeux mais si doux au souvenir.

La Mélodie du HasardOù les histoires vivent. Découvrez maintenant