XVIII - Tia

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J'avais couru, encore et encore, cherchant à faire exploser au plus vite mes poumons peu habitués à l'exercice, et à revenir chez moi. Je n'avais jamais fait de footing, tout simplement parce que courir sans but et sans besoin me paraissait ridicule. Il y avait d'autres manières de perdre du poids, de faire de l'exercice, plutôt que de s'infliger un rythme qu'on ne pouvait pas tenir. Mais ce n'était pas si différent des marches nocturnes que je faisais le matin pour me laver le cerveau, conclus-je en voyant les arbres du bois se dessiner à l'horizon. Je m'étais sans doute fondé un avis un peu trop rapidement et de façon bien trop approximative. Ma tête était remplie de pensées toutes plus insolites, horrifiantes et culpabilisantes les unes que les autres, et je ne voulais qu'une chose : m'enfuir. Mais comment s'enfuir lorsque c'est notre for intérieur qui nous pourchasse ?

J'avais traversé la ville en un temps record. Je ne m'étais pas arrêtée, que se fut aux passages piétons ou parce que mes jambes n'en pouvaient plus. Je me foutais royalement de me faire écraser : je crois bien que j'en avais plutôt envie, en espérant que la mort sois une fuite plus concrète et moins douloureuse que celle que j'effectuais maintenant. Si une voiture exauçait ce souhait impulsif, je n'aurais pas à affronter le regard d'Iris demain matin. Après vingt minutes à échapper à ce terrible constat, il me revenait enfin en pleine face. J'avais complètement perdu pied (premier problème), et j'avais aimé ça (deuxième et pire problème). Je ne regrettais pas ce que j'avais fait. Mais je regrettais amèrement qu'Iris ait assisté à cette triste scène. J'avait été prêts à l'étrangler, vraiment. Et je me connaissais assez pour savoir ô combien j'en aurais été capable. Chaque fois que mon frère revenait dans une conversation, c'était toujours la même chose : mon estomac faisait un salto et mes mains se crispaient, attendant le moment où tout cela déraperait. Je n'avais jamais blessé quelqu'un, et qui sait ce que je lui aurais fait si mon amie ne m'avait pas tiré en arrière. J'étais un monstre, je n'aurais jamais du atteindre la frontière du royaume. J'aurais du mourir écrasé sous le poids de la haine, des regrets et de la culpabilité. Le destin avait finalement choisi qu'il n'en avait pas finit avec moi.

Mon esprit s'était transformé en une bouillie infâme, acide, insipide et incohérente. Quand je sentis l'ombre et la fraîcheur des chênes sur ma peau transpirante, je m'accordai enfin le droit de reprendre le souffle. Ma vue se brouillait à chaque inspiration, et mes poumons semblaient bruyamment rejeter toutes les mauvaises ondes que j'avais contenu en moi en courant comme une dératée. Je m'approchai lentement de la rive de l'étang, pantelante, incapable de faire le tri dans mes pensées. Je m'écroulai sur l'herbe encore humide par la rosée matinale, laissant les rayons de soleil me frapper violement la rétine. Des taches colorées informes remplaçaient le visage décomposé d'Iris qui s'imposait à moi comme une punition. Ma poitrine se soulevait rapidement, je respirais de plus en plus vite, je cherchais l'ivresse de l'hyperventilation pour oublier ce que j'avais fait, à défaut d'avoir une bouteille à porté de main. Aussitôt, la bile qui m'avait brûlé la gorge durant ma course remonta, et me fis vomir près des buissons, le corps coupé en deux par de désagréables spasmes qui parcouraient mon abdomen. Ne pas penser à l'alcool : première règle qui me vint à l'esprit. Le contrecoup était sévère, comme toujours. Le retour de manivelle, le retour de bâton ; toutes ses expressions me firent sourire, toujours tremblante. Je voulais mourir, juste fermer les yeux et partir loin, très loin. L'accumulation de déboires que je subissais avait raison de moi, et je me retrouvais au bord de mon cher étang, seule, avec la simple et unique envie de plonger et de ne jamais remonter. Je lâchai un rire en me souvenant que j'avais dit exactement les mêmes mots en parlant d'Alycia, ce qui était une drôle d'ironie tant les situations étaient différentes.

J'étais habituée à ces crises, mais jamais elles n'avaient impliqué une autre personne que moi. Je sentais une phase descendante déferler sur moi comme un rouleau, ne me laissant aucune chance de reprendre ma respiration. J'étais habituée à cette certaine bipolarité, mais je ne gérais pas mes crises, malheureusement. Ce serait trop facile que, à défaut de contrôler le comportement des autres, on puisse entièrement rester maître de sa personne.

La Mélodie du HasardOù les histoires vivent. Découvrez maintenant