IV - Iris

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J'essayais tant bien que mal de réviser ma science physique, histoire de me décrasser un peu. J'avais besoin de me rassurer, pour me dire que je n'allais pas être complètement larguée dès le premier trimestre. La première S est un cap important, m'avait martelé ma mère, surtout (évidemment) en sciences. Mais Enzo tournait en rond autour de la table du salon depuis vingt minutes en me suppliant avec ses yeux doux de l'emmener à la piscine. Cette pile électrique qui me faisait office petit frère avait un esprit vif (bien qu'il fut un incorrigible rêveur), « en avance sur ceux de son âge » comme disaient ses instituteurs. Mais quand il cherchait à me rendre dingue, il avait toujours les répliques d'un petit garçon. Et il savait bien s'y prendre pour me déranger quand je souhaitais être au calme. Ma mère était occupée en plein ménage, ma chambre séchait à l'étage, et le salon ressemblait à un champ de bataille : les piles de linges sales entreposées ça et là ressemblaient à des tours de châteaux forts, ce qui ne manquait pas de créer un terrain de jeu pour les avions de mon petit frère de huit ans, le temps que je cède à sa demande. Je râlai une fois de plus pour lui opposer mon refus, et le poussant un peu du bout du bras, j'essayai d'accéder à ma calculatrice, enfouie sous un torchon de vaisselle.

- Tu vois bien que j'ai autre chose à faire !

Il s'arrêta net dans sa course, se retourna vers moi, et me sorti son arme fatale : les yeux brillants de fausses larmes, il s'avança vers moi avec sa bouille d'ange et sa petite voix avant de recommencer :

- S'te plait Riri ! Je serais sage, promis ! s'exclama-t-il en souriant de toutes ses dents.

Quand il était petit, mon frère n'arrivait pas à prononcer le -i devant le premier -r, et ce jusqu'en CP, ce qui me valait ce surnom idiot, qui, il le savait bien, m'énervait plus que tout. Je tentais de calculer tant bien que mal avec le raffut de l'aspirateur l'indice de réfraction du milieu n2 – pourquoi n2, je ne savais pas -, quand ma mère intervint en stoppant son vieil avale-poussière des années soixante-dix :

- Arrêtes donc un peu, Enzo, et laisses ta sœur travailler ! Ma chérie, le parquet de ta chambre doit être sec à présent, tu vas pouvoir réviser tranquillement, déclara-t-elle avec un mélange d'autorité et de fierté maternelle.

En temps normal, j'aurais chuchoté à mon frère un « Dommage p'tit Zozo » en sachant qu'il aurait détesté, mais je n'en avais pas envie. Je récupérai toutes mes affaires et me précipitai dans ma chambre, enfin seule. Je n'y passais pas beaucoup de temps ; j'étais toujours à droite à gauche, pour faire de petites courses, aller courir, traîner dans le centre ville... Il n'y avait que pour dormir et faire mes leçons que je restais plus d'une heure entre ces quatre murs. Pour ma mère, venant d'une famille très modeste, les études étaient très importantes, et je savais bien qu'elle voyait en moi une future médecin, ingénieure, diplômée d'une grand école de commerce ou de science politique, travaillant pour la recherche contre le cancer ou découvrant une façon d'habiter définitivement sur Mars. Je n'avais pas d'ambition particulière ; je partais en filière scientifique pour les nombreuses débouchées et pour ma mère plus que pour un amour des sciences. Je ne détestais pas les maths comme la plupart de mes camarades, qui en était presque fier, mais je n'étais pas mordue d'équations et de fonctions. Je voyais ma fin du lycée comme une manière de m'ouvrir le plus de portes possible, sans me fixer de but précis. Je n'avais pas vraiment de métier de rêve, de toutes manières.

Je remis mon cerveau en condition et essayai de revoir un ancien chapitre de seconde, mais mon esprit était ailleurs. Il voyageait entre deux personnes, ballotté parmi les centaines de pensées qui m'assiégeaient. Les principales étaient centrées sur un sale petit con prétentieux avec qui je sortais depuis six mois : Alex Fouleneau. Mon cœur se serra malgré moi ; je ne pouvais pas me faire à cette idée. Nous avions vécu beaucoup de chose ensemble, et une simple conversation avait tout fait déraper. Déjà les larmes me montaient alors que je revoyais la tête déconfite et le regard plein de dégoût qu'il m'avait lancé, avant de balayer six mois de vie. L'espace de quelques secondes, je cru le revoir à travers ses yeux vides n'exprimant que de la haine. Je jetais quelques coups d'œil à mon téléphone, guettant naïvement une notification, un message de sa part, n'importe quoi qui pourrait me prouver qu'il n'avait pas dit ces mots en les pensant bien fort. Oui, je l'aimais, au moins un peu. Oui, je me berçais d'illusions, alors que je le connaissais : il ne s'excusait jamais. Oui, j'étais encore sous le choc et voulais croire à un immense mal entendu. Et pour tout ça, il devait payer.

La Mélodie du HasardOù les histoires vivent. Découvrez maintenant