XXVI - Tia/Iris

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L'odeur âcre et poussiéreuse de la gare routière agressait déjà mes narines avant que je ne pose un pied sur son sol caillouteux et irrégulièrement jonché de mégots, de paquets de cigarettes vides, d'emballages quelconques, et d'élèves aux yeux rivés sur leur téléphone. Certains arrêtèrent leurs activités futiles (à base de snaps et de posts Instagram) ou leurs conversation volatiles pour se retourner vers moi, perplexes, scannant ma tenue comme si elle allait leur révéler qui j'allais frapper aujourd'hui. Baptiste s'approcha de moi pour me saluer, et je lui lançai autant pour lui que pour tous ceux qui n'étaient pas encore retournés à leurs affaires :

- Promis, je ne casserais le nez de personne !

Ma crise avait disparu, aussi vite qu'elle était apparue, et j'étais maintenant tout sourire. Bipolaire, qu'ils disaient. Je ne pouvais pas oublier malgré tout quelle matinée j'avais passé avec Iris. Parfaite. Puis les choses avaient dérapé sans que je ne puisse contrôler quoi que ce soit. Cela m'avait rendu malade (au sens propre comme au sens figuré, le buisson d'hortensias de mes voisins s'en souvenait encore). Mon plan était de profiter de la sensation d'indestructibilité tant qu'elle durerait, et d'éviter Iris à tout prix. Ce serait trop compliqué de lui expliquer tout ça, alors que je ne me comprenais pas moi-même.

- Dommage, ça ferait du spectacle ! Peut-être même que cela remettrait leur cerveau en place, renchérit Sacha qui venait de faire son apparition entre nous deux, sa mèche violette virevoltant dans tous les sens.

Baptiste explosa simplement de rire avant de se diriger vers un autre groupe, dont je reconnaissais quelques membres du club d'athlétisme et de l'option dessin. Je n'avais véritablement cassé de nez à personne, même si l'envie de castrer au moins un des idiots de ma classe, qui me fixaient comme une bête repoussante et dangereuse, ne m'était pas franchement désagréable à l'imagination. Ma meilleure amie distribua son regard de tueuse dans un périmètre démesurément disproportionné, compte tenu du petit nombre d'élèves, non moins conséquent, qui m'observaient en douce. Une fois qu'elle se fut assurée que plus personne ne se risquerait à nous couler un regard en coin plein de sous-entendus admiratifs ou dénigrants, elle se lança dans son interrogatoire fétiche : pourquoi je ne lui avais pas répondu une heure plus tôt. Et on ne pouvait nier qu'elle était très forte pour m'obtenir des informations. Ses questions s'enchevêtraient avant même que je ne puisse répondre à la toute première, et sa petite mou de fille à-qui-je-ne-dis-jamais-rien-alors-qu'elle-ferait-tout-pour-moi finit par m'achever, comme à chaque fois.

- Doucement, général, tu vas finir avec une extinction de voix.

- Alors réponds-moi ! s'exclama-t-elle avec son habituelle exaspération.

- Mais à quelle question ? demandai-je en me retenant de lui rire au nez.

- Bien.

Elle avait reprit sa voix de général. Elle était, et resterait mon général, mon supérieur hiérarchique en charge de mes relations humaines. Et je ne savais pas si je devais m'en réjouir ou en pleurer, en regardant sa mèche rose me faire les gros yeux.

- Tu as pu parler à tes parents ?

J'attendais la tension en moi, presque certaine qu'elle se romprait comme un élastique et me giflerait dès que je prendrais la parole. Mais rien ne vint.

- Oui. Il y avait même Mathias.

- Oh.

Oui. Oh. Un tableau inconcevable, même pour moi. Pourtant c'était bien ce qu'il s'était passé ; il était venu, tout n'était pas parti en vrille et tout le monde en était sortie vivant (à part peut-être notre colère, serpent vicieux et insidieux mort au combat, enfer à son âme). Sacha accusait le coup, s'imaginant sûrement sa propre réaction si elle avait du faire face à cette situation, devant mon cousin qu'elle estimait si peu mais qu'elle avait quand même apprécié, ce qu'elle n'avouerait jamais. Ils s'étaient aimés, détestés ; s'étaient fait de sales coups avant de s'embrasser de nouveau, puis l'accident avait mis un énorme coup de frein à leur relation, quel qu'elle fut. La prison n'avait rien arrangé. Je pouvais sans problème lui excuser ce petit froncement de sourcils et son rictus au coin de sa lèvre inférieur, relativement désapprobateur.

La Mélodie du HasardOù les histoires vivent. Découvrez maintenant