III - Tia

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Je tournais comme un lion en cage entre les quatre murs de ma chambre, fixant les nuages avec un désintérêt complet. Le soleil n'étais pas encore levé que j'avais sauté de mon lit pour partir en vélo vers le parc qui se situait derrière chez moi. Au-delà de l'étang, après les champs qui bordait le royaume ; à cinq heure du matin, la sérénité des lieux et l'effort léger que demandait l'exercice me permettait de déconnecter mon cerveau, au moins jusqu'à ce que l'aube laisse place au jour criard et anarchique. De plus, je ne croisais presque personne ; seuls certains coureurs routiniers et matinaux m'adressaient un signe respectueux de la tête, pour me souhaiter une bonne journée. Aucun risque de croiser quelqu'un que qui me connaissais.

Car depuis fin juin, c'était ça, mon plan : ne plus voir personne. J'étais tout d'abord restée plusieurs jours cloîtrée dans ma chambre, refusant de parler. Puis j'avais échangé des bribes de conversation avec ma mère, paniquée, qui avait peur que je ne tente quoi que ce soit pour mettre fin à mes jours. Ce n'était pas l'envie qui me manquait, mais plutôt la force. Tous mes proches avaient revêtu des masques de pitié et de condoléances que je ne supportais plus, aussi j'avais finis par ne plus aller dans les supermarchés, les cinémas, les piscines, les centres commerciaux : chaque lieu où j'avais un risque de croiser ces personnes pleines de compassion et de jugements avait progressivement été rayé de ma liste d'endroits à fréquenter. Alors forcément cela ne me laissait plus beaucoup de choix : il ne me restait que mon royaume, ce très cher quartier et ses alentours, comme le parc du Landreau, dont les arbres fièrement tendus vers le ciel constituait un décor mystérieux et engageant. Je ne prenais aucun risque : j'y allais alors que la nuit laissait encore des traces de bleu et d'orange dans la voûte céleste, et je rentrais avant les aurores. Bien que ma mère avait failli faire une syncope en voyant mon lit vide, voulant me faire un baiser avant d'aller au boulot, et qu'elle m'avait privé de sortie pendant une semaine (chose idiote puisque je ne sortais plus), je ne laissais tomber pour rien au monde mes virées en solitaire. Je ne faisais qu'imiter inconsciemment mes parents : je me reconstruisais un quotidien pour ne pas complétement perdre la tête. Je n'entendais même plus les sanglots étouffés qui provenaient de la chambre d'à-côté. Ma culpabilité me faisait trop mal.

En général, lorsque je pédalais face au vent au milieu du « Grand Bois » de mon royaume, mon cerveau arrêtait de réfléchir, d'analyser. Il n'y avait que comme ça, avec mon fidèle casque pour lequel j'avais économiser une petite fortune, que mon esprit se reposait enfin. Mais cette fois je n'avais eu qu'une idée en tête : Iris. Cette rencontre était si intrigante et improbable, et pourtant j'allais la revoir une nouvelle fois pour réaliser je ne sais quel coup tordu à mon cher voisin. Maintenant allongée sur mon lit, je me remémorais la soirée que j'avais passé, le regard rêveur, glissant d'une affiche de groupe de pop aux photos de vacances qui constellaient les murs de ma chambre. Quelle était la probabilité que je danse pendant une heure avec une inconnue qui venait de se faire (visiblement) larguer par un mec qui habitait juste au-dessus de chez moi ? Aussi mince que celle de n'avoir jamais vu son voisin qui étudiait dans le même lycée, concluai-je soudain alors que mes yeux se posaient sur mes photos de classe de primaire, punaisées comme des trophées, bien que ma coupe de cheveu de l'époque laissait à désirer. Ma chambre était à mon image ; elle n'obéissait à aucune règle spécifiant qu'un mur ne devait pas être trop chargé, ou que certaines choses n'allaient pas ensemble. Ici, pas d'injustices : des posters de footballeurs diverses côtoyaient les joueuses du club de Lyon de la saison 2013/2014, un vieux poster du groupe Imagine Dragons et un autre d'Ed Sheeran, des affiches de volleyeurs en plein smatch, des attrapes-rêves (j'en avais même un en tableau, alors que je n'étais pas spécialement superstitieuse), des cadres-photos de vacances posés sur ma bibliothèque, au-dessus des couvertures colorées et des partitions en fouillis qui avaient représenté mon trésor le plus précieux, des dessins d'enfance, des breloques ramenées d'on ne sait plus où, une affiche A5 d'un yacht (le Prestige 630S pour les connaisseurs), et des photos d'amies et de famille disposées un peu partout. Cette organisation aléatoire me faisait sentir chez moi ; c'était l'une des seules pièces qui n'avait pas été radicalement changée par ma mère. Et surtout, il était toujours là. Je pouvais sentir sa présence grâce aux photos de nous enfants, barbotant dans le bain, jouant au foot dans le jardin ; et ma préférée, la plus récente, où on pouvais nous voir en train de nous tenir par les épaules, riant à gorge déployée sur la plage de Saint Jean de Monts, dos à la mer, l'eau nous arrivant jusqu'au mollet, pendant le premier week-end des grandes vacances. On rayonnait, les yeux remplis d'un regard complice tourné vers l'objectif de mon père, souriant, dont le jean s'était trempé à cause des vagues, ce qui nous faisait rire autant que cela le faisait pester. Ma mère « faisait trempette » un peu plus loin, et elle s'amusait avec nous de l'infortune de notre père. Tout le monde souriait. Le soleil nous faisait plisser les yeux, et dégageait une chaleur douce, comme une serviette de bain posé sur le radiateur, l'hiver après la douche. Notre peau était recouverte d'une fine couche de sel et de sable qui s'incrustait ensuite dans les vêtements, sur les siège de la voiture, mais on s'en fichait. Il n'y avait pas un seul nuage, pas une seule ombre au tableau : nous étions libres comme l'air. Je caressai l'image avec nostalgie. Avant qu'une pointe de fureur et de spleen ne monte et ne prenne trop de place dans mon cœur, j'allai dans la cuisine. Il était un peu moins de huit heures, mes parents avaient repris le travail et je me retrouvais toute seule dans une maison méconnaissable.

La Mélodie du HasardOù les histoires vivent. Découvrez maintenant