XVI - Iris

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Lorsque je partis courir ce matin-là, je ne pressentis rien de spécial. Je faisais toujours un footing vers cinq heures trente pour me réveiller complètement, penser au déroulement du reste de la journée, et à plein de choses sur la vie en général. Une sorte de méditation. Missile de Dorothy résonnait dans mes écouteurs, donnant un fond sonore parfait pour mes pensées. Je réapprenais à apprécier le genre de musique que j'avais supprimer de ma vie, de peur de le voir resurgir. Je savais à qui je devrais en parler.

Ce lundi avait un arrière goût mielleux et acide : il avait un arrière goût de séance chez le psy.

A la mort de mon père, mes nuits, mais également mes journées, s'étaient brusquement peuplées de monstres indésirables. J'avais déjà du mal à m'endormir depuis son alcoolisme, mais c'était devenu bien différent. Mes cauchemars ne se contentaient plus de me hanter la nuit : j'avais parfois l'impression de les revoir une fois le jour levé. C'était une méthode du psy, d'inventer le quotidien farfelu des passants : je ne me concentrais plus sur ce que je croyais voir mais sur ce que je voulais voir. Je lui avais ris au nez en entendant cette proposition, mais je devais bien admettre qu'elle fonctionnait. Dr St Cast n'était pas un mauvais bougre : plutôt vieux, sûrement proche de la retraite et un peu loufoque seulement. Il devait être comme tous les psychologues : personne ne veut aller les voir de bon cœur, mais en ressortant de leur cabinet, on finit par se dire que ce n'était pas si terrible que cela. Ce qui me gênait, ce n'était pas de sacrifier mes lundi et jeudi soirs pour me retrouver affalée dans un fauteuil (et non un divan, parce que je me sentais encore plus mal à l'aise de lui parler de ma vie allongée comme une infirme). Non, mon problème, c'était d'en avoir besoin. Pendant les premières séances, j'étais d'une humeur massacrante, je voulais lui montrer quelle genre de personne j'étais quand on m'obligeait à rester sans bouger. J'avais des fourmis dans les jambes, et ma pointe de pied battait en rythme le sol moquetté. Je lui avais proposé de me parler pendant que je courais, comme pratiquement chaque soir après les cours, mais il m'avait répondu en riant que perdre ses poumons ne me serait d'aucune aide supplémentaire. Vu son physique fluet et grisonnant, il n'avait pas complètement tord de douter de ses capacités physiques.

Je prenais le car tous les matins, et les expressions des élèves qui montaient et s'asseyaient mécaniquement me donnaient une foule d'histoires à me raconter. Fuir la réalité, quelle qu'elle soit : c'était mon objectif. Aujourd'hui, un seconde traînait des pieds un peu plus que d'habitude : un contrôle d'anglais l'attendait et tout ce qu'il avait fait pour réviser, c'était regarder une série américaine de zombies en français sous-titré. Je centrais mon attention sur eux et uniquement sur ce que j'imaginais d'eux. Mes fantômes n'apparaissaient plus brusquement dans mon champ de vision, ce qui était une avancée considérable que je lui attribuais, faute qu'il put concilier sport et causette. Ma mère voyait aussi les progrès, et avait été d'accord avec le doc pour que je n'y aille qu'une fois par semaine. J'avais récupéré mon jeudi soir : juste pour cela, je voulais bien faire des efforts pour gommer mon cynisme envers celui que je surnommais le Grand Sage, avec une certaine ironie, bien entendu. Je n'allais pas non plus lui montrer que derrière ce masque d'humour sarcastique qui avait servis à camoufler mes peurs, je l'avais toujours bien aimé. Il était très patient (comme son métier le préconisait), mais surtout, il n'était pas le seul à poser les questions. J'avais une image de la psychologie bien plus ennuyeuse, d'un monologue laborieux de la part du patient, avec un homme en blouse blanche qui cherche à en savoir toujours plus, à s'immiscer dans sa vie. Lui ne procédait pas de cette manière : bien sûr qu'il me questionnait pour me guider, mais je lui rendais la pareil. Je cherchais à comprendre les réactions des gens, leurs jugements. Ses réponses étaient très philosophiques, mais il prenait toujours le temps de les formuler correctement pour que je les comprenne bien.

La Mélodie du HasardOù les histoires vivent. Découvrez maintenant