Noir.
Le monde avait disparu.
Il ne voyait plus rien. Rien ; pas même de vagues formes, quelques contours de silhouettes dissimulés dans la pénombre. Complètement aveugle. Il ne discernait aucun changement de luminosité, aucune fluctuation de l'univers, aucun reflet du monde sous ses paupières. Il avait simplement été aspiré par un noir annihilant. Et la sensation était horriblement désagréable.
Le pire étant que ses autres sens ne s'étaient pas éteints pour autant. Il entendait les grognements, les halètements, les bruits de course et de pattes lourdes sur le sol, de griffes qui fendaient l'air, les gueules qui s'ouvraient et les crocs qui sifflaient, les éructations ; il sentait l'haleine fétide et les effluves bestiaux, la sueur, l'adrénaline et la carne en décomposition. Il pouvait percevoir les mouvements autour de lui, sans précision, un tourbillon flou et vertigineux de frôlements, de stridulations, de vagues dans l'air. Le monde était devenu un capharnaüm de sons et de sensations, d'échos inextricables qui composaient le boucan ô combien trop reconnaissable d'un champ de bataille.
Il avait entendu qu'on l'appelait. Il ne savait pas qui, il ne savait pas où. Lui-même avait crié les noms de ses frères et sœurs, plusieurs fois, mais sa voix s'était perdue dans le noir et s'il y avait eu une réponse, il ne l'avait pas saisie.
Ses doigts s'étaient crispés sur la crosse de son arme. Il n'avait pas encore fait feu. La sûreté avait été enlevée, le canon devait être levé à hauteur de ses yeux, peut-être, environ, il n'en savait rien parce qu'il ne pouvait pas voir, tout comme il ne pouvait pas viser ; il se contentait de tourner et se retourner sur lui-même à chaque fois qu'il sentait un mouvement fouetter l'air un peu trop près de lui. Il ne tirait jamais. Il n'osait pas. La peur de toucher l'un de ses cadets l'en empêchait.
La peur tout court le paralysait, membre après membre. Il n'avait jamais connu une telle tétanie, surtout face à des putains d'ombres, mais il n'avait jamais non plus connu une telle impuissance. Il ne pouvait rien faire. Strictement rien. L'immensité vertigineuse de ce mot manqua de le faire vaciller – et se sentir tomber lorsqu'on ne voyait ni ses pieds, ni le sol, ni l'horizon était la perception la plus nauséeuse qu'il lui ait été donné d'expérimenter.
S'il ne pouvait rien faire, c'est qu'ils allaient sans doute mourir.
Sa famille allait mourir parce qu'il ne pouvait rien faire.
Il doutait que sa propre mort concomitante ne le soulage de la moindre culpabilité.
Une masse le heurta brutalement, le clouant au sol. Il sentit les crocs qui lui frôlaient le cou et se débattit comme il le put pour les maintenir loin de lui, tentant de dégager sa main armée coincée contre le monstre. Avec un grondement de rage, il tira violemment sur le pistolet. Quelque chose craqua dans son coude ; la douleur remonta le long de son bras jusqu'à lui percer le cerveau, mais il n'y prêta pas attention et enfonça son fusil dans la gueule de l'ombre. Il n'entendit presque pas le coup de feu, noyé au milieu du vacarme : toutefois, il sentit le tas de muscle qui le recouvrait se relâcher brusquement et le poids qui pesait sur lui doubler ou tripler d'un coup.
Il était définitivement coincé, désormais.
Tortillant son cou comme il le pouvait pour éviter de respirer les poils graisseux qui étouffaient sa tête, il essaya de se dégager de la carcasse de l'ombre. Ses jambes ne répondaient que péniblement et son abdomen compressé l'empêchait de se concentrer sur autre chose que sur la douleur et sur l'air qui lui manquait. Il gigota un instant sous le cadavre pour trouver une position qui le comprimait un peu moins, plaqua ses mains sur le corps du monstre et poussa.
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From Christmas with Love
Adventure1er décembre 2014, Pôle Nord. Le Père Noël a été enlevé. Bon gré mal gré, ses six enfants s'arment et se vêtissent pour se lancer sur ses traces, au cœur de la banquise glaciale, afin de secourir Santa et de le ramener à la maison avant la date fati...