5. À la lune et son astre

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Longtemps, j'avais tenu le morceau de papier dans mon poing clos. Longtemps, j'avais fixé le lointain à m'en brûler la rétine.

Jamais personne n'était descendu de ce train. Personne, sauf le garçon au pinceau.

Mais ce n'est pas lui que j'attendais. Enfin, attendais-je vraiment quelqu'un? Je ne savais plus trop bien. Ça faisait des années que je n'avais plus revu le visage joufflu et béat de mon ami. Sans doute n'était-il plus joufflu d'ailleurs, depuis tout ce temps.

Son absence avait laissé un vide, un trou béant dans mon torse.

Il était mon seul repère face a l'adversité. Le seul, avec grand-mère. Mais tous les deux avaient décidé de me laisser là. Perdu dans un monde que je ne comprenais pas. Un monde qui n'avait pas de sens.

Mon monde a qui personne ne donnait plus de sens.

Donghyuk avait pourtant donné un sens à mon enfance. Il avait construit le Jeno d'aujourd'hui, et continuait de le façonner. Le rendant amer. Froid. Glacial.

Son départ avait taillé dans le marbre mon visage dur et anguleux, effaçant toute trace de mon sourire. Effaçant les croissants de lune que formaient mes yeux lorsque je riais. Réduisant tout à néant. Au chaos.

Jetant derrière lui nos souvenirs, qui se noyaient dans le gargouillis de notre ruisseau.

Je ne pouvais pas le détester. Il restait tout ce que j'avais de plus cher au monde.

Mais..

Il aurait pu m'appeler sur le téléphone du village. Il aurait pu m'envoyer une lettre, il connaissait mon adresse par coeur. Il aurait pu revenir, je l'aurais attendu là.

Parce que j'étais toujours là.

Il aurait pu.. mais il ne l'avait pas fait.

Il n'avait rien fait. Strictement rien.

Il s'était enfuit.

Et j'étais là.

Finalement, j'avais ravalé mon ressentiment, tourné le dos aux rails, jeté mon sac sur mon dos; et j'étais partit.

J'étais partit, suivant le chemin que j'empruntais chaque jour. Le même sentier, entretenu par mes passages incessants.

Il serpentait entre un champ de fleurs hautes, écarlates, flamboyantes comme les cheveux de mon ami. Ses cheveux brûlants, chauds comme le soleil. Ses cheveux, qui mêlés au jais des miens lorsqu'on s'allongeait dans l'herbe, formaient l'explosion de la lune et de son astre.

C'est comme ça qu'on nous appelait dans le village lorsqu'on revenait, verts d'avoir couru dans les bois. Nous étions le Soleil et la Lune.

Lui, le soleil, parce que son rire illuminait tout. Sa joie éclatait, bourgeonnait comme un printemps infini. Sa lumière ravissait quiconque posait le regard sur son visage enfantin, et croisait ses yeux pleins d'étoiles.

Les étoiles d'une nuit que j'éclairais. J'étais la Lune. Parce que j'étais l'étrange petit garçon qui ne disait pas grand chose. L'étrange petit bonhomme aux cheveux comme le charbon et au sourire lunaire.

Une boule s'était formée dans ma gorge, et mes yeux me piquaient. Donghyuk était bien là où il était. Il n'avait qu'à rester bien au chaud entre ses immeubles de béton. De toute façon, il ne reviendrait jamais, alors je pouvais l'oublier.

Mais les étoiles dans ses yeux me suppliaient de ne pas le haïr. Alors je lui pardonnais, encore.

Je me laissais tomber près du ruisseau. Abattu, dans les joncs, le coeur noué, comme chaque jour.

Je fermais les yeux, essayant de trouver la paix.

Mais cette fois, je me sentais seul. Seul, parce que le garçon au pinceau m'avait rappelé qu'ici, sur terre, j'étais entouré de milliards d'inconnus, qui riaient en compagnie d'autres inconnus.

Moi j'étais un inconnu ordinaire. Et surtout, un inconnu aux yeux du seul ami que je n'avais jamais eu.

Je frappais le sol, en rage, manquant de laisser s'échapper la feuille toujours logée dans ma main.

Je l'avais broyée. Elle était dans un sale état. Un peu comme moi.

Je la dépliais.

Et mes yeux s'ouvrirent un peu plus.

Mes lèvres aussi.

Mes mains tremblaient, comme si mon corps ne pouvait contenir le sentiment qui l'envahissait.

Sur la feuille, il avait esquissé la gare.

Ma gare.

Ses moindres détails. La blancheur de ses pavés. Et la noirceur du lierre qui grimpait aux murs.

Et au milieu, il y avait un garçon.

Un garçon que je connaissais bien.

Ses cheveux couleur de la nuit luisaient au soleil.

Son visage baignait dans la lumière d'un matin ordinaire.

Et assis sur son banc, il regardait passer les trains.

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「 Il regardait passer les trains - Nomin 」Où les histoires vivent. Découvrez maintenant