Chapitre 2

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Léa Desjours s'ennuie devant sa télé. Il est vingt heures, les infos en toile de fond avec leur cortège d'horreurs en tout genre glissent sur elle comme la pluie sur un ciré neuf. Toute la misère du monde n'est rien lorsqu'on est soi-même en perdition. L'instinct de survie est plus fort et l'univers tout entier se doit de tourner autour de nous dans un maelström monstrueux d'égoïsme. Des enfants meurent sous le feu des kalachnikovs, c'est triste mais la souffrance physique est-elle plus à craindre que la souffrance morale ? La dépression aussi tue sans pitié. Regardez-moi ! Je suis en train de crever devant vous et vous continuez à vivre, à rire, à danser, à aimer, monstres que vous êtes. Les enfants martyrs des infos sont loin, qui sont-ils pour vous ? Des images sans consistance apprivoisées depuis des années au fil de l'exposition que les médias ont bien voulu leur accorder. Mais moi je suis là, je fais partie de votre vie, le jour où je disparaîtrai le vide que je laisserai dans votre quotidien sera cruellement concret. Depuis deux ans ces pensées accompagnent Léa comme un chien fidèle, et son seul soucis, omnipotent, consiste à souffler de toutes ses forces sur les quelques braises de vie qu'elle sent encore brûler en elle avant qu'elles ne s'éteignent. C'est un boulot de tout les jours en CDI. Elle se fout du reste pourvu qu'elle trouve matière à alimenter ce souffle. Sa vie est devenue compulsive, elle sort, boit, fume, rit, pleure, fait l'amour avec des inconnus, jusqu'à épuisement. Elle cherche sans relâche, un lieu, une ivresse, un trip, un sourire, une émotion, un corps qui lui rappellerait qu'elle est encore en vie. Ce soir, pour la première fois depuis des semaines, elle est seule chez elle alors que la soirée ne fait que commencer. Plus d'énergie. Elle a pris deux stilnox dans l'espoir de dormir un peu mais sans grand effet pour le moment. La seule réponse de son organisme se résume à un brouillard comateux et nauséeux. Devant sa télé, elle s'efforce de ne penser à rien. Peine perdue bien sûr. Un reste de sandwich et un paquet de chips éventré traînent sur la table basse, le cendrier est plein et les lumières éteintes. Seul l'écran à plasma du téléviseur apporte un peu de clarté au salon de son appartement parisien. Dehors, la clameur de la rue ronronne comme une locomotive. Recroquevillée sur son canapé, Léa fonctionne comme un appareil électrique en veille. Pas tout à fait éteinte mais hors service. A la fin, seule la sonnerie stridente du téléphone parvient à la sortir de son coma. 

 - Allô ? A l'autre bout du fil, la voix familière de Nadia, la meilleure amie de Léa, se fait entendre, enjouée comme de coutume. 

- Salut ma chérie, c'est Nady, comment tu vas ? 

- Bien, merci. C'est gentil de prendre des nouvelles.

- Je ne pensais pas te trouver chez toi, je m'apprêtais à laisser un message sur ton répondeur pour que tu l'aies en rentrant. 

- Je suis HS ce soir. Je somnole sur mon canapé. 

- Toi HS ? A cette heure-ci tu commences tout juste à te sentir pousser des ailes en général. Tu as trop picolé hier soir ? 

- Pas plus que d'habitude, enfin je pense... Non, il faut croire que je finis par payer ces derniers mois un peu dissolus, si tu vois ce que je veux dire. 

- Arrête, tu vas me faire culpabiliser ! 

 Léa esquisse un sourire sincère. 

- Surtout pas, sans toi je ne sais pas ce que je serais devenue. Pour tout dire je me suis tellement habituée à nos virées nocturnes que je ne pourrais plus m'en passer aujourd'hui. C'est juste un coup de bambou. Ça ira mieux après une bonne nuit de sommeil. 

 - Tu es sûre que ça va ? Je n'aime pas cette petite voix. 

- Oui, ne t'inquiète pas. 

- Tu veux que je vienne ? 

Avant de partirOù les histoires vivent. Découvrez maintenant