Chapitre 21

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Des cadavres jonchent le sol. Henri Laville n'est plus que l'ombre de lui-même. Dans la pénombre de la pièce aux volets clos dans laquelle il se trouve, il peut à peine garder les yeux ouverts. En l'espace d'une matinée il a eu le temps de finir la bouteille de whisky commencée la veille, à laquelle il faut ajouter deux bouteilles de vin, et une demie de rhum brun. Des années que ça dure. Lui, l'amoureux des mots, ne parvient plus qu'à formuler des phrases du niveau d'un enfant de deux ans. Il ne sait plus s'il doit en pleurer ou hurler de rage. Des années qu'il doit subir cet affront. Dans son crâne plus une pensée cohérente. Enfin si, une seule sous forme de question : Comment vais-je pouvoir lui dire l'indicible ?
Sobre ou non, il n'a jamais trouvé de réponse satisfaisante. Il a cru qu'Enzo lui ôterait cette épine de la bouche il y a quelques heures encore mais c'est fini, il n'y croit plus. La passion a emporté les bonnes résolutions de son fils, malheureusement, serait-il tristement tenté de dire dans ce cas précis. Il connaît trop bien Enzo pour ne pas comprendre qu'il lui a menti ces derniers jours. Son attitude à la gare, ce coup de fil qu'il devait lui passer et qui ne vient pas... Il commence aussi à douter de la réalité des examens auxquels il doit se soumettre. Non, c'est sûr, Enzo n'a pas parlé à Léa et ne parlera pas. Il s'est mis dans la tête de la reconquérir voilà tout.
En effet, c'est aussi simple que ça. Ces deux-là étaient faits l'un pour l'autre. Leur histoire d'amour était comme une évidence avant que tout ne déraille un après-midi de juillet. L'osmose entre deux êtres est un cadeau précieux. Dans la plupart des cas il manque toujours une fleur à la robe de la mariée et un bouton de chemise à la panoplie de monsieur. La liste des micro- fissures qui finissent par faire exploser un couple serait trop longue à exposer, il suffit juste de savoir que Léa et Enzo ne souffraient d'aucune d'entre elles. Sans cette balle perdue qui est venue les faucher en plein bonheur, ils avaient tout pour finir leurs jours ensemble. Deux âmes sœurs. Enzo n'avait jamais été aussi heureux qu'avec Léa. Apaisé, assagi, libéré des démons hérités de son enfance, il était devenu aux yeux d'Henri un homme à part entière, adulte et responsable depuis l'arrivée de Michaël... Et la petite Léa qui confiait volontiers à qui voulait l'entendre la révélation qu'avait constitué l'histoire d'amour qu'elle vivait avec Enzo. Le retour à l'estime de soi, l'accès redouté mais tellement épanouissant à la culture, et la complicité physique aussi qu'elle avait osé aborder une fois avec beaucoup d'humour et de fraîcheur au cours d'un repas en tête à tête avec Henri. Non, c'est vrai, tout aurait pu être parfait. Il a fallu un cataclysme pour tout remettre en question. C'est malheureusement ce qu'il s'est produit. Et maintenant ? 

─ Maintenant, je vais faire le sale boulot que j'aurais dû faire depuis longtemps, Murmure Henri. 

Une horreur traverse ses pensées fugacement : Tout aurait été plus simple si Enzo ne s'était pas réveillé. Il n'aurait jamais demandé à ce qu'on retrouve la petite et ... 

 ─ La ferme ! vocifère Henri contre lui-même en se prenant la tête à deux mains. 

Une avalanche de sanglots le secoue irrésistiblement. La honte le submerge. La culpabilité aussi. Après tout Enzo n'a pas été le seul à fuir il y a deux ans. Lui aussi est parti loin de Paris pour ne pas avoir à croiser le regard de Léa, pour ne pas avoir à affronter la situation dans laquelle il se trouve en ce moment même. Avec quel résultat ? Deux années maudites à s'auto flageller, à chercher les mots. Les mots qu'il faut pour tout expliquer. Des mois à se dire que si Enzo devait ne pas en être capable il allait devoir assumer seul cette tache horrifiante. Trouver les mots lorsqu'il n'y en a pas, voilà ce qui le détruit depuis tout ce temps. Des nuits entières à les chercher en vain, jusqu'à l'obsession. Des bouts de papier remplis de mots jetés à la poubelle jour après jour, insomnie après insomnie. Jusqu'à en devenir barjot. Seul l'alcool aura été un refuge provisoire, une fenêtre d'oubli mais il faut bien se rendre à l'évidence, finalement inefficace. Léa doit savoir maintenant. Si les mots sont dérisoires, elle ne peut pas rester dans l'ignorance. Michaël était son fils. Oublier les mots. Parler pour vomir le poison. Au diable les mots qu'il faut ! Au diable les mots qui disent tout ! Au diable les mots qui expliquent tout, qui excusent tout ! Au diable !!!

Avant de partirOù les histoires vivent. Découvrez maintenant