Chapitre 16

21 2 0
                                    

La ligne dix du métro est prise d'assaut par des hordes de touristes désordonnés auxquelles s'ajoutent les parisiens qui tentent de se déplacer d'un point à un autre sans avoir à subir l'épreuve des embouteillages en plein cagnard. Enfermé dans une rame bondée, Enzo fait de son mieux pour conserver un semblant d'espace vital entre deux ados américains qui ont probablement dû engloutir plus de big mac que ne le feront jamais dix français réunis au cours de toute leur vie. Il s'efforce de ne pas trop penser à la chaleur et invariablement dès qu'il laisse ses pensées voguer à leur guise, elles le ramènent sans cesse à Léa et en particulier au jour où il a décidé de la laisser affronter seule la mort de leur fils. Ce jour-là il avait laissé un mot sur la table du salon pour l'informer de son départ et des quelques dispositions qu'il avait prises, mettant un terme à six ans de vie commune. Il avait longuement réfléchi à son geste avant de passer à l'acte et avait pris le temps de régler quelques formalités importantes. Il léguait notamment à Léa la maison de 200 mètres carrés qu'ils habitaient dans la vallée de Chevreuse. Enzo avait fait cet achat 5 ans plus tôt afin de mettre à l'abri dans la pierre le plus gros de l'argent qu'il avait gagné avec son agence de pub. Il avait un salaire plus que confortable mais dépensait beaucoup en sorties, vêtements, voyages, restaurants, cadeaux multiples, en futilités quoi... Dans un accès de raison il avait décidé que la meilleure manière de ne pas dilapider tout son patrimoine consistait à investir dans un achat immobilier. « 600 000 euros en lieu sûr », avait-il conclu. A l'heure de la séparation, il permettait à Léa, avec cette somme coquette, de voir venir. Il lui avait également versé 20 000 euros sur son compte pour qu'elle puisse subvenir à ses besoins immédiats. Tout ceci n'était que matériel et Léa l'avait probablement maudit en découvrant que les papiers du notaire et de la banque seraient son seul réconfort pour les années à venir. Il la laissait seule avec beaucoup d'argent certes mais avec pour seule explication un sibyllin :

« Pardonne-moi. Enzo. »

L'argent ne fait pas le bonheur on le sait, c'est ce qu'allait vérifier Léa après avoir perdu l'essentiel: son fils et l'homme de sa vie. Enzo savait parfaitement que le proverbe ne sonnerait jamais aussi juste, qu'elle se torcherait avec son fric et qu'il la détruirait en l'abandonnant, mais il ne voyait pas d'autre solution. Son instinct de survie lui dictait ses actes et il lui obéissait comme un animal aux abois. Comment Léa avait-elle surmonté cette épreuve ? Qu'avait-elle fait de sa vie pendant ces deux années ? Il savait seulement qu'elle travaillait toujours dans le même salon de coiffure puisque c'était là que le docteur Leko avait réussi à la contacter lorsqu'il lui en avait fait la demande. Enzo avait donné le numéro à tout hasard et cela s'était avéré payant. Comment allait-elle réagir après ce qu'il lui avait fait subir ? Toutes ces questions affluent dans la tête du jeune homme en même temps que le monde qui s'entasse dans le compartiment du métro. La jeune américaine, maintenant collée contre lui, doit avoir une quinzaine d'années, elle pèse sans aucun doute son quintal et la chaleur suffocante qui règne dans cet espace clos la fait suer à grosses gouttes. Elle sourit timidement à Enzo dès qu'une embardée la fait se tasser contre lui, ou la conduit à lui marcher sur les pieds involontairement. Son alter ego masculin mesure un bon mètre quatre-vingt-dix et ses bras doivent à peu près faire la circonférence de la cuisse d'un homme normal. Son visage, éclaboussé de taches de rousseur et rouge comme une pivoine, ainsi que son appareil dentaire, trahissent cependant son âge. Tout au plus seize ou dix-sept ans. Il n'y a que quelques stations pour se rendre à Odéon et de là rejoindre à pieds le café Rostand où l'attend Léa, mais Enzo commence déjà à regretter de ne pas avoir eu le courage de faire tout le chemin à l'air libre. Pressé d'arriver sur place, il a opté pour les transports en commun sans imaginer qu'il y aurait tant de monde. La dondon yankee vient une fois de plus de lui martyriser l'orteil du pied droit et s'amende une fois de plus d'un sourire bêta. Agacé, Enzo tente de reculer un peu pour élargir l'espace qui les sépare mais il se heurte à quelque chose de mou et de chaud : le ventre proéminent d'une femme enceinte qui se tient derrière lui. Il s'excuse à son tour mais la future maman lui lance un regard noir, sans doute déjà passablement énervée devant l'attitude des passagers qui n'ont pas eu la politesse de libérer une place assise à son intention. La rame de métro s'arrête enfin à la station Cluny-La Sorbonne se délestant au passage de quelques voyageurs tout heureux de quitter le wagon à bestiaux surchauffé dans lequel ils étaient entassés. Malheureusement le système des vases communicants fonctionne à plein et autant de passagers tentent aussi de se faire une place en montant à bord. Pressé par le flot des entrants, Enzo se retrouve aussitôt « confortablement » calé entre les seins proéminents de l'américaine, toujours aussi souriante, et le sac à dos d'un touriste en goguette. Au moins bénéficiera-t-il d'un airbag de fortune en cas d'accident ! Le train s'ébranle et reprend sa course en direction d'Odéon, point de chute libératoire pour lui. Le café Rostand se trouve à cinq bonnes minutes à pieds de la station en marchant vite. Le timing est parfait. Enzo devrait même arriver un peu en avance. Il se souvient avoir emmené Léa dans cet endroit prisé du monde littéraire et journalistique parisien au début de leur relation. Elle avait été enchantée de boire un chocolat chaud juste à côté de la cheminée qui occupe le fond de la salle. Le feu, régulièrement allumé en hiver, et qui l'était ce soir-là, les avait réchauffés alors qu'ils venaient d'être surpris par une averse glacée en plein mois de novembre. Le décor exotique évoquant la période orientaliste du dix-neuvième siècle avait sublimé cet instant unique. Perdu dans les yeux de Léa, Enzo avait flotté dans une béatitude exquise tout au long de cette pause improvisée. Un instant magique ! Cela avait valu aussi pour Léa se souvient-il. Ils avaient par la suite souvent pris un café ici après une balade ou une séance de bronzette au jardin du Luxembourg. C'est donc dans un endroit chargé de souvenirs qu'ils s'apprêtent à vivre leurs retrouvailles. Soudain, la rame de métro s'arrête brusquement entre les deux stations, extirpant Enzo de ses pensées. Le conducteur s'adresse dans la foulée aux passagers d'une voix monocorde :

Avant de partirOù les histoires vivent. Découvrez maintenant