Chapitre 28

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La Salpêtrière vient de fermer ses portes. Les couloirs se sont vidés, les infirmières de garde commencent leur longue nuit de veille, une radio crache une musique sans âme quelque part. Invisible à tout ce petit monde, « l'homme » hante l'endroit avec angoisse. Il sait qu'il ne pourra pas rester ici éternellement mais il n'a plus aucun moyen de rejoindre l'entre deux monde par ses propres moyens. En empruntant le passage destiné à Enzo il a commis la transgression de trop et s'est condamné à une interminable attente.

« Ils » finiront bien par se manifester.

Sa présence ici est une hérésie et elle ne pourra pas se prolonger éternellement. Dans ses rêves les plus fous, il veut encore croire qu'« Ils » lui pardonneront sa folie. Cette attente dans l'incertitude suffira à lui faire comprendre ses fautes. Oui « Ils » sauront lui donner une seconde chance ! A moins que ce ne soit qu'un avant-goût de la sanction finale, celle qu'il mérite vraiment pour avoir fait montre de tant d'imprudence.
Oui c'est ça ! se dit « l'homme ». « Ils » sont en train de statuer sur mon sort. « Ils » se mettent d'accord sur la façon la plus terrible de me punir et « Ils » vont venir me chercher.
Il n'est pas à sa place ici. Il le sent. Chacun de ses sens le lui affirme. Il y a une telle différence entre le monde dans lequel évoluent les hommes et celui qu'ils se fabriquent dans l'entre deux mondes ! « L'homme » n'a passé que quelques heures parmi les vivants mais il devine que pour lui l'endroit fait office de tombeau. L'étroitesse étouffante, l'odeur chlorée, ou peut-être de gaz ? La fraîcheur humide qui lui donne cette impression d'être enfermé dans une éprouvette. Et cette lumière trop vive, ces sons qui claquent, la géométrie omniprésente partout ! Ces formes simples déclinées jusqu'à la nausée. Sans oublier cette impression grotesque qui porte à croire que chaque chose ici est posée à jamais. « Posé » le mot en soi lui reste sur l'estomac. Ici, contrairement à l'entre deux mondes, tout repose sur quelque chose, sur une certitude, une croyance, une règle, une loi, une formule. Quand une étagère est « posée » on a l'impression qu'elle restera à sa place pour l'éternité, ainsi que ce verre « posé » sur la table, cette maison
« posée » en pleine campagne, cette montagne « posée » dans le paysage. Il faut qu'un être vivant décide, comme un acte d'affranchissement, de déplacer un élément pour que l'idée d'un changement possible l'emporte brièvement sur le caractère immuable des choses. Il sent qu'ici déplacer une pierre c'est changer l'ordre du monde.
Il comprend qu'un monde qui donne l'illusion d'être « posé » est plus rassurant qu'un monde en perpétuel mouvement. Il faut rassurer. Les hommes ont besoin d'être rassurés. Ce qu'ils portent en eux est si complexe. Tant de questions sans réponses. « L'homme » connaît tout cela par cœur...

Tout à l'heure il a pris plaisir à passer un moment avec les nourrissons en couveuse dans le service maternité. Il s'est imaginé qu'un jour, dans quelques années, il devrait peut-être poser la Question à l'un d'entre eux.
Alors autant faire connaissance, a-t-il pensé.

Il s'est amusé du fait que dans l'entre deux mondes les nouveaux nés ne se perdent jamais. Leur courte existence ne leur permet sans doute pas d'élaborer un scénario aussi complexe que les adultes. Tout est beaucoup plus simple, instinctif. Ceux qui y font un passage savent d'emblée quel chemin emprunter.
C'est une bonne chose. Nous avons assez de travail comme ça, bien assez... a-t-il conclu, attendri, avant de s'en retourner.
Depuis, il se morfond à nouveau dans une attente terrifiante. Il sait ce dont « Ils » sont capables lorsqu' « Ils » se mettent en colère. Il sait qu'il existe des choses bien plus terribles que la mort. Il repense à Enzo, ce garçon qui restera pour lui un mystère. A-t-il atteint son but ? Comment est-il parvenu à l'aveugler à ce point ? Au fond de lui, la réponse « l'homme » la connaît. Rien, absolument rien ne semblait distinguer Enzo Laville d'un autre égaré si ce n'est ce petit quelque chose d'invisible, cette rage de vivre et d'aimer qui forcent aujourd'hui son admiration. Il se rend compte qu'alors qu'il se croyait maître du jeu c'est bel et bien Enzo qui en a tiré la plupart des ficelles. C'est finalement sa flamme qui lui a servi de guide. Puis le jeu, leur échappant à tous les deux, est devenu extrêmement dangereux. « L'homme » sait bien qu'il n'a jamais voulu ça, mais
« Ils » ne le croiront jamais. Jamais. En donnant à Enzo le temps qu'il réclamait, il a scellé son propre destin, laissé la flamme s'exprimer et grandir jusqu'à en être lui-même aveuglé.

« L'homme » se souvient des premiers instants où il s'est retrouvé seul ici après qu'Enzo soit reparti affronter son destin. Léa, bien que peu marquée par l'accident, avait l'air d'être déjà morte, tandis qu'Enzo, qui avait subi les blessures les plus graves, n'était que force de vie. Il irradiait de sa personne quelque chose qui ne trompe pas. Il avait toujours en lui cette flamme que rien ni personne ne pourrait jamais complètement éteindre. Quelle explication donner à cela ? Où chercher pour comprendre ? Interdit face à ce mystère, « l'homme » s'était longtemps interrogé au chevet d'Enzo sans trouver de réponse. Les tréfonds de l'âme humaine n'avaient aucun secret pour lui mais il ignorait tout de la mécanique du cœur. Il faut sans doute y chercher la raison pour laquelle ce qui animait cet homme lui est resté et lui restera à jamais inaccessible. Ce qui n'a pas de réponse induit la fascination. Voilà sans doute pourquoi « l'homme » s'était mis en tête d'arracher Enzo au terrain vague. « L'homme » s'était senti coupable aussi. Bien plus qu'il ne l'aurait imaginé.
Perdu dans ses pensées, « l'homme » ne voit pas les deux silhouettes s'approcher de lui. Il sursaute lorsqu'il sent leur présence et demande d'une voix tremblante. 

─ Vous êtes venu me chercher ? Vous allez me ramener, me laisser à nouveau poser la Question n'est-ce pas ? 

Très vite, il comprend qu'il n'obtiendra aucune réponse. Dans les grandes travées aseptisées de l'hôpital personne ne voit « l'homme » suivre les deux grandes formes noires sans visage qui l'accompagnent. Au fond d'un couloir peu fréquenté, ils parviennent à une porte que jamais personne n'a remarquée. Ils la franchissent ensemble sans qu'aucun cri, aucune lutte ne soient nécessaires. Juste avant que la porte ne se referme derrière lui, « l'homme » se souvient fort à propos dans un frisson de sa propre conviction :

« Il existe des choses bien plus terribles que la mort ». 

Avant de partirOù les histoires vivent. Découvrez maintenant