Chapitre 15

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Quartier Saint-Etienne à Toulouse. Au fond d'une cour envahie de lauriers roses et de jasmin au parfum entêtant, non loin de l'agitation touristique, le visiteur qui veut se donner la peine d'explorer ce recoin tranquille, pénètre dans un autre monde. Il peut apercevoir une belle façade de briques pourvue d'une large devanture avec en vitrine des livres anciens aux luxueuses couvertures de cuir ou de tissu, disposés comme des bijoux dans leur écrin dans des alcôves blanches rectangulaires. L'éclairage a été soigné, incliné de sorte que les reliefs, lettres en creux, ornementations, et cicatrices du temps, livrent toute leur richesse. La librairie « Les mots pour le lire » est essentiellement fréquentée par des habitués. On y croise bien souvent Monsieur Turpin, notaire de profession, qui pas plus tard qu'hier consultait avec attention un ouvrage traitant des castes sociales en Indochine au 19ème siècle. En ce dimanche la librairie est fermée mais toutes les lumières sont allumées. Le propriétaire s'affaire à dépoussiérer les recoins les plus inaccessibles à l'aide d'un escabeau. Autour de lui les murs de brique ont pris la teinte du sang séché. Les ouvrages en consultation libre reposent sur des lutrins ou dans des rayonnages de bois sombre délicatement ouvragés occupant tout le pan de mur le plus large sur cinq mètres de hauteur. Cet espace plongé dans la douceur d'un éclairage tamisé n'a rien à envier aux bibliothèques anciennes les plus prestigieuses. En semaine, Messieurs Fougier et Lajoie aiment à y discuter de longues heures, entourés de lutrins magnifiques. Leur dernière empoignade concernait la date de parution d'un recueil de poèmes scientifiques sur les plantes et leurs vertus du médecin et poète anglais Abraham Cowley que John Milton plaçait au même rang que Shakespeare. Le débat avait été particulièrement animé entre les deux puristes l'un pariant pour 1667 et l'autre pour 1668. La jeunesse toulousaine, elle non plus, n'est pas restée insensible à la magie qui émane de cet antre de la connaissance. D'abord curieux ou amusés, souvent envoyés par leurs professeurs de fac, beaucoup de jeunes gens sont ensuite revenus régulièrement de leur propre chef. Beaucoup font montre d'un intérêt particulier pour la collection que l'on pourrait qualifier d'ésotérique du maître des lieux. Exposée dans une vitrine au verre légèrement teinté de rouge, on n'y trouve bien entendu aucun des écrits charlatans qui envahissent certaines librairies spécialisées et qui font le bonheur de lecteurs en mal de sensations ou de solutions miraculeuses à leurs problèmes, mais plus sûrement des œuvres rares qui rassemblent avec une approche ethnologique tous les rituels magiques, religieux ou chamaniques des différentes civilisations qui s'y sont adonnées au fil des âges. Enfin, pour être complet on trouve en général, assis derrière son bureau Empire, le  grand prêtre de ce lieu de culte aux odeurs de cire, de cuir et de papier : Henri Laville. Il vient d'avoir son fils au téléphone et attend d'une minute à l'autre un confrère britannique qui ferme boutique et qui pourrait avoir quelques ouvrages intéressant à lui céder. Une fois ce rendez-vous achevé, il reprendra le train en direction de Paris comme cela était initialement prévu. Il ne pense d'ailleurs plus qu'à ça, ce qui devrait rendre la négociation fort avantageuse pour Malcolm Fawley son vieil ami londonien fervent amateur d'ouvrages politiques d'entre-deux guerres. La situation d'Enzo intrigue Henri au plus haut point. Elle l'inquiète et le fascine à la fois. Perturbé depuis la réception du certificat de décès, il va de surprise en surprise, la dernière en date, et non des moindres, lui ayant été délivrée à l'instant au téléphone. Il y a un parfum d'irréel dans l'air depuis un certain temps et Henri se demande s'il n'est pas en train de vivre quelque chose d'exceptionnel, d'unique, qui serait de l'ordre du débarquement sur terre d'une vie extraterrestre ou de la découverte de la pénicilline. Il y a des moments à consonance divine où l'histoire – la grande comme la petite – la nôtre comme celle de l'humanité – s'emballe et donne un coup d'accélérateur à nos vies. Des changements profonds s'installent et rien n'est jamais plus comme avant. Pourrait-il s'agir de cela ? Henri espère avoir un élément de réponse en retrouvant Enzo. Parallèlement à cela il redoute les conséquences que pourrait avoir l'entêtement de son fils à renouer des liens avec Léa. Est-il vraiment décidé à lui révéler le pire ou a-t-il une autre idée en tête ? Il y a des choses qu'il est préférable de garder bien enfermées au fond de soi, cadenassées à double tours car en les réveillant on risque de se retrouver submergé par une vague destructrice. Il suffit parfois de peu, d'un mot, d'un souvenir que l'on remue... Le secret partagé avec Enzo fait partie de ces monstres qu'il serait peut-être sage de laisser dormir. Cette question hante Henri depuis si longtemps maintenant.
Le carillon qu'il a fait installer au-dessus de la porte de sa librairie s'agite délivrant une fraîche averse de notes cristallines. C'est Malcolm. Henri descend prudemment de son escabeau, pose son plumeau dans un coin et se rend à sa rencontre. Les deux amis ne se sont pas vus depuis six ans mais ils se reconnaissent immédiatement. La lueur passionnée qui illumine leurs regards enfantins n'a pas changée. 

Avant de partirOù les histoires vivent. Découvrez maintenant