Chapitre 30

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Au même moment, dans une pizzeria proche de la place d'Italie, Nadia termine son tiramisu en compagnie de Paul Desjours. Tous deux ont passé une bonne partie de l'après midi à l'hôpital à se morfondre et ce dîner improvisé leur est apparu salutaire sitôt évoqué. Depuis trois jours, la chape de plomb qui est tombée sur l'entourage de Léa et d'Enzo anéantit les nerfs et épuise les corps, alors le vin, la cuisine et la musique italienne, les rires qui résonnent, en somme la vie qui continue malgré tout, apportent un peu de réconfort. Cette parenthèse a des allures de trouée lumineuse dans le ciel gris d'un cauchemar sans fin. Le repas est presque achevé et chacun sait qu'il va bientôt falloir regagner son lit avec la boule au ventre, alors, malgré l'épuisement, on repousse ce moment le plus longtemps possible.

Nadia a toujours été fascinée par le père de Léa qui représente à ses yeux l'idéal masculin. Son fantasme incarné n'a pas pris une ride depuis les années où adolescente elle venait passer ses après-midi chez Léa après le collège et qu'elle rougissait dès qu'il lui adressait la parole. Disons plutôt que ses rides le rendent encore plus bougrement désirable, corrige Nadia intérieurement alors qu'elle essaye de ne pas perdre le fil de la conversation. Soyons honnête, il y a en réalité un sacré moment qu'elle a décroché et qu'elle se perd dans les yeux bleus qui se posent de temps à autre sur elle sans se douter de l'effet qu'ils procurent. Il est trop beau ! Je craaaaque ! Mamaaan ! Il est vrai que Paul à tout pour plaire. Grand, large d'épaules, la soixantaine déjà avancée mais sublimée par un côté baroudeur sexy immanquablement insupportable pour tout autre mâle se trouvant en sa présence. Avec lui dans une pièce, tout homme voit ses chances d'attirer les regards féminins s'amenuiser considérablement. Le charme de Paul est magnétique et plus il avance en âge plus il devient irrésistible. Nadia plaisante d'ailleurs régulièrement à ce sujet avec Léa en toute décontraction. Ce sont de bonnes occasions de fous rires. Ces fous rires qu'elles aiment tant.

Paul, bien sûr, n'en a pas conscience ou fait mine de ne pas en avoir conscience... Marié depuis quarante-deux ans à Claudie, il assure ne l'avoir jamais trompée. Difficile à croire tant les tentations ont dû être nombreuses mais il dit vrai. Cela n'a pas empêché la mère de Léa de demander le divorce il y a deux mois. Pour elle le choc a été terrible, surtout lorsqu'elle a appris que Claudie était tombée dans les bras de Jacques, le meilleur ami de son père. Est-ce la raison pour laquelle dans son scénario toutes ces informations se sont confondues pour finalement aboutir à une liaison improbable entre Nadia et le débonnaire Jacques ? Une façon de réinterpréter la réalité sans doute moins douloureuse ... Différente en tout cas de ce qu'elle a pris venant de sa mère comme une véritable trahison.

─ Nadia ? vous vous sentez bien ? 

─ Oh, oui, oui, pardon, j'étais ailleurs. Nadia décroche à grand peine son regard du torse de Paul négligemment dévoilé par sa chemise ouverte. 

─ Je vous demandais ce que vous devenez. Il y a longtemps que nous ne nous sommes vus et nous n'avons fait que parler de ce foutu accident. Parlez-moi un peu de vous. 

─ Ne vous excusez pas. C'est normal que vous soyez préoccupé. Je le suis aussi. Léa me manque énormément, je pense à elle nuit et jour. 

─ Essayons de nous changer les idées au moins quelques minutes d'accord ? 

─ Oui, vous avez raison. Eh bien, je suis toujours secrétaire en intérim. Rien de bien nouveau. 

─ Mariée ? Fiancée ? Nadia se met à rougir. 

─ Non, Léa dit de moi que je suis la célibataire la plus fun de Paris mais cette vérité ne m'a pas aidé à mettre la main sur le prince charmant. 

Paul sourit, ce qui, le vin aidant, fait briller ses yeux. 

─ Je ne veux pas vous froisser mais il n'y a que dans les romans que l'on croit encore au prince charmant. 

─ Mais je suis un personnage de roman ! 

Cette fois Paul rit sans retenue. 

─ Alors je vous souhaite de trouver votre Roméo. 

─ Merci, c'est gentil. 

─ Vous savez, quelque part j'ai toujours mené ma vie comme un personnage de roman moi aussi mais ça ne m'a pas réussi. J'ai délaissé ma fille bien plus que je n'aurais dû, et j'ai fini par perdre ma femme à force de me croire irremplaçable. 

Nadia savait que Paul n'avait pas toujours été très présent pour Léa. C'était un entrepreneur-aventurier toujours prompt à trouver la bonne affaire à l'autre bout du monde. Si possible là où la loi savait se montrer conciliante. Il s'était entre autres choses intéressé à des gisements de nickel en Nouvelle Calédonie, à une salle de jeu au Togo, à une entreprise de transports de fonds en Libye... Résultat des opérations après vingt-cinq ans à courir le monde : Neuf mois de prison, une balle de calibre 9 millimètres dans l'épaule, une flopée d'ennemis et beaucoup d'argent perdu.
Malgré tout, Léa avait accepté que son père mène la vie qu'il avait choisie et ne lui avait jamais tenu rigueur de ses absences. Paul suscitait chez elle comme chez Enzo d'ailleurs une admiration sans limite. Il était le père que ce dernier aurait voulu avoir. Un homme intensément présent une fois de retour à la maison, pour qui l'ambition de sa fille ne devait se limiter qu'à la recherche du bonheur. Il la couvrait de cadeaux à chacun de ses retours de voyage, redoublait de tendresse et d'attention. Il aimait sa famille, se voulait libre mais attaché à elle par un fil indestructible. 

─ A ce propos, quels sont vos projets ? s'enquiert Nadia. Léa m'a dit avant... son accident, que vous vous apprêtiez à partir pour Moscou.

─ Oui mais pour des vacances. Les affaires c'est fini. 

─ Je ne vous crois pas, vous ne résisterez pas longtemps. 

─ Je ne sais pas. Pour le moment je veux rester auprès de ma fille. J'ai annulé mon voyage. 

─ Elle sent votre présence, j'en suis sûre. Vous savez, Léa vous aime énormément. Elle n'a pas pardonné à Claudie sa liaison avec Jacques. Elle en a beaucoup souffert et quand elle se réveillera elle aura besoin de vous à ses côtés. 

─ Je serai là. 

─ Nous serons là. Vous pouvez aussi compter sur moi. 

─ Je sais Nadia. C'est bon de pouvoir compter sur ses amis. Moi je n'en ai plus beaucoup. Lorsqu'on prend des directions hors des sentiers battus votre entourage prend ça pour de l'arrogance ou de l'irresponsabilité chronique. Tout le monde vous attend au tournant : amis, famille, femme et enfant. Vous réussissez, vous êtes un héros, vous vous plantez, vous êtes un minable. Ce constat c'est toute ma vie. 

─ Je suis sûre que Léa ne fait pas partie de ces gens là. Vous savez, à mon niveau je subis un peu les mêmes regards. Je sais bien ce qu'on pense de moi : Trop libre, trop cash, trop exubérante, trop grosse, TROP quoi ! Mais il y a une chose que je sais c'est que Léa m'aime sans porter aucune forme de jugement, comme elle vous aime indépendamment de vos réussites ou de vos échecs. C'est ce qui est formidable chez elle. 

─ Oui, j'ai une fille exceptionnelle. 

Nadia n'a pas pu maîtriser ses larmes à l'évocation de son amie. Elle voudrait tellement que tout s'arrange, la serrer fort dans ses bras, rire, faire la fête avec elle comme avant. Quelle injustice de la savoir entre la vie et la mort. 

─ Oh merde, je suis en train de me foutre du rimmel partout. 

Paul lui tend un paquet de kleenex. 

─ Tenez, séchez-moi ces larmes. 

─ Merci. J'avais fait des provisions en partant de chez moi mais... 

La sonnerie d'un téléphone fait sursauter Nadia. Paul extrait son portable de la poche de sa veste en cuir et s'informe de l'origine de l'appel sur l'écran. 

─ Excusez-moi, c'est l'hôpital, annonce-t-il d'une voix blanche.

Avant de partirOù les histoires vivent. Découvrez maintenant