Jour 25

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La nuit, il fait noir. Vraiment noir. Shan adore se dissimuler derrière un des mâts et bondir pour me faire peur. C'est devenu un jeu entre nous. Parfois, il m'effraye vraiment, mais être de service de nuit avec lui, c'est très plaisant. Il raconte des histoires de sorcières, de montres, de lézards, de grenouilles et de dragons. Il n'y a pas une demi-heure qui se passe sans que nous parlions, mais ce n'est jamais pénible. Nous pouvons parler de tout et n'importe quoi, et souvent, nous racontons n'importe quoi. Cette nuit, nous avons philosophé sur le noir, sur le noir environnant, sur la « peur du noir », sur le noir dans tous ces états. Je pense que si quelqu'un nous avait enregistrés, il aurait pensé que nous avions une conversation de personnes complètement bourrées. C'est dingue le nombre d'expression de la langue française comportant le mot « noir », et quasiment toutes sont à connotation négative. Évidemment, je le savais, mais le fait d'en parler pendant plusieurs heures, m'a encore plus ouvert les yeux sur cela... Alors que le noir, c'est tellement beau, c'est élégant, c'est rassurant, c'est douillet, c'est reposant. Une chose est sûre, je ne verrais plus jamais le noir de la même façon. Nous avons regardé l'eau noire pendant toute la nuit. Puis, au petit matin, il y eu une légère brume et un levé de soleil lumineux; des rayons de couleurs transperçant les quelques nappes de brouillard. Je ne ressens pas la fatigue. Quand Snoo et Julien viennent nous remplacer, nous restons un bon moment tous les quatre sur le pont. Silencieux. Nous profitons de cet instant suspendu dans le vide. Les rayons du soleil nous réchauffent les joues. Les yeux plissés, nous regardons l'horizon. Un bateau de marchandise au loin ; et l'infini tout autour. Seuls au monde. Six fous sur le pont d'un voilier. Amalric a fait des crêpes pour le p'tit déj' et nous les a montées sur le pont. Service à domicile. L'odeur du sirop d'érable mélangé à celui de l'iode marin, le soleil qui nous fait de l'œil, le clapotis des vagues contre la coque : c'est ça le Paradis. Le fantôme de la tempête d'il y a une semaine est loin, très loin ; c'était il y a une éternité! Tout est si paisible. Je n'ai pas envie d'aller dormir. Nous sommes tous réunis là, à regarder le lointain sans dire un mot, chacun dans sa bulle. Puis, nous sortons peu à peu de notre torpeur ; Snoo et Julien vaquent à leurs tâches, Amalric redescend dans la cale, Élouan regarde les écrans, vérifie l'itinéraire, crayonne sur sa carte. Shan me prend doucement par le bras : « Allez, il faut aller dormir à présent, il faut se reposer pour être en forme tout à l'heure. » Je sais qu'il a raison, mais c'est tellement beau cette explosion de couleurs sur l'océan. La journée va être belle. Je descends donc prendre mon carnet et, confortablement installée sur « mon » petit tabouret proche de la proue, je profite des premiers rayons du soleil pour écrire un peu, puis, j'essaierai d'aller dormir une heure ou deux... 

60 jours en mer - on est tous dans le même bateauOù les histoires vivent. Découvrez maintenant