Jour 29

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Au-dessus de nos têtes, des nuages sombres ; un ciel d'orage. Le rouge sang de l'horizon qui se mélange au gris anthracite du ciel. Le soleil, que l'on devine à peine derrière ce coton nébuleux, va bientôt se coucher, nous laissant dans le noir et la bruine. Je tourne le dos à ce spectacle quelques instant pour me diriger vers l'arrière du bateau, mais quand je tourne la tête pour regarder l'horizon ouest, je reste bouche bée devant le spectacle. A contre-jour, je vois l'ombre de Shan se mouvoir le long du mat avec le ciel couleur grenat pour toile de fond. La photo est parfaite. Le soleil brille une dernière fois entre les nuages avant de tomber dans les eaux noirs des abîmes. Le tableau est parfait. Quelques instants figés, quelques gouttes de temps suspendues, juste quelques secondes immobiles et la noirceur se répand partout, ça y est, la nuit nous entoure.

- Tu peux me filer la corde ?

La voix de Shan me sort de ma torpeur, me sort de mes pensées. Je m'approche pour lui donner ce qu'il me demande. Je fais ce geste machinalement, mécaniquement. Je n'entends pas son merci. Je suis à nouveau sourde, perdue dans les brumes de la nuit. Je reste un temps qui me parait une éternité adossée au mat, les idées suspendues dans le vide. Une fois de plus, c'est Shan qui me sors de mes pensées.

- Qu'est-ce qui ce passe ? T'as l'air toute songeuse...

- Oh, non, rien...

Il me regarde, l'air amusé, mais ne dit rien.

- Comment tu fais pour être aussi souple ? Quand je te vois grimper au mat, on dirait un singe!

- Haha, tu me feras toujours rire toi! C'est un peu plus compliqué que ça en fait... Quand j'avais cinq ans, j'ai découvert le monde du cirque. Il n'y avait rien de plus merveilleux pour moi que d'être acrobate. Je trouvais ces personnes absolument géniales, elles maniaient leur corps comme elles le souhaitaient ; et ça paraissait si simple! Je pense que j'ai voulu être des leurs jusqu'à mes dix-huit ou dix-neuf peut-être, quelque chose comme ça... après, je me suis fait une raison.

- Pourquoi t'as pas fait une école de cirque ?

- À quatorze ans, j'ai passé le concours d'entrée d'une grande école de cirque québécoise. J'ai fait un entrainement. Au second, je me suis déchiré trois muscles sur un mouvement. Je n'ai jamais vraiment récupéré. C'était fini. Mon rêve s'envolait. J'essayer de m'y accrochait tant bien que mal, mais je voyais bien que les autres arrivaient à faire bien plus de choses que moi, alors, j'ai commencé à me décourager... Pendant trois ans après ça, je ne suis plus retourné au cirque, je ne pouvais pas ; je me retrouvais en pleurs à chaque fois... Un jour, à seize ans, je me baladais sur les quais en Bretagne, c'était tôt le matin, à l'heure où les pêcheurs rentrent au port, j'ai commencé à m'amuser avec les cordes, à discuter avec les personnes qui s'affairaient autour des embarcations : les pêcheurs, les matelots, les capitaines... ils me parlaient de leur travail, de la mer, des bateaux, de leur vie ; j'étais fasciné. Très vite, je connaissais tout le monde. Ma mère préférait me savoir à discuter avec des marins qu'à errer seul dans la ville. Pour les grandes vacances, elle m'a emmené voir la construction de l'Hermione, sur le chantier naval de Rochefort ; c'était magique! Ma passion pour les voiliers s'imposait de plus en plus... surtout qu'on pouvait y mêler les arts du cirque ; c'était le combo' parfait pour l'adolescent que j'étais!

Il se tue un moment, le regard dans l'eau, noire d'encre. La nuit sans lune nous dissimulait.

- Et puis, j'aime bien l'eau, la mer, l'océan ; tantôt bleu et calme, tantôt sombre et déchaînée, avec plus ou moins d'écume, selon son humeur, l'esprit changeant ; elle reste indomptable, elle est unique. C'est beau, non, tu n'trouves pas ?

- Si, tellement...

Je laissais ma phrase en suspens, volontairement. Il avait tellement raison. La mer changeante et indomptable, et nous, pauvres fous, nous glissons dessus, en toute confiance.

La brume nous enveloppa à nouveau, nous engloba, se resserra autour de nous, nous enlaça, s'épaissit. Elle dansa avec le mat, suivit le mouvement des vagues, s'intensifia encore, étouffa tous les sons. Étrangement, je me sentis bien, sereine. J'aime cette atmosphère opaque. J'aime tâtonner avec l'inconnu, avec l'imprévisible. J'étais trempée par ces milliers de gouttelettes d'eau minuscules, les cheveux collés sur le visage, mais j'étais bien, je me sentais bien. 

60 jours en mer - on est tous dans le même bateauOù les histoires vivent. Découvrez maintenant