Jour 14

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- Alors, ça fait quoi d'être en mer ? De ne plus voir la terre ferme ?

- C'est chouette. Dépaysant.

- D'aussi loin que je me souvienne, j'ai toujours préféré être sur l'eau. Je partais à la pêche avec mon père dès l'âge de cinq ou six ans. J'adorai ça. C'était un moment particulier, privilégié avec lui, le dimanche matin. Nous partions avant l'aube. C'était magique. J'aimais cette sensation de liberté, cette ivresse que tu ne ressens que face à l'horizon. Quand tu es sur l'eau, tu peux aller n'importe où, il n'y a pas d'interdit. Chaque reflet de Lune sur l'eau est unique. Ma mère devenait folle quand nous partions : elle avait peur. Mon père me disait tout le temps que si je restais prudent et que j'avais confiance en mon embarcation, il ne m'arriverait rien, qu'il ne fallait pas avoir peur. Je suis convaincu qu'il avait raison. Tu ne dois faire qu'un avec ton bateau. Et pour avoir cette confiance, tu dois le connaitre par cœur, dans ses moindres détails ; tu dois connaitre chaque boulon, connaitre son histoire. Tu dois te fier à lui, l'écouter. Tu es autonome.

Assis en tailleur, il souriait, dans ses pensées. Amalric est venu s'assoir avec nous sur les couvertures. Élouan continua son récit.

- À 14 ans, dès que j'ai pu travailler l'été, j'étais sur les chantiers navals. Je voulais comprendre comment on construisait un navire. Les personnes de ma classe étaient tous fana' de voitures, moi, c'était les bateaux. À 16 ans, j'ai construit mon premier bateau. C'était une petite barque, mais je l'avais fait seul.

- Tu l'as encore ?

- Oui, bien sûr. Elle s'est fendue sur des rochers, mais je l'ai encore! J'ai dû la réparer une bonne quinzaine de fois, mais elle est toujours opérationnelle! Quand je rentre au port, j'aime bien sortir avec ; ça fait ressortir les vieux souvenirs...

- Comment t'en ai venu aux voiliers ?

- Pour la liberté de mouvement. À la rame, le bateau est plus petit, c'est plus dur de partir longtemps et si t'arrêtes de ramer, tu dérives. En voilier, tu te laisses porter par le vent, tu peux avoir un plus grand bateau, tu peux stocker plus d'affaires, tu n'as pas de problème de carburant, pas de pollution.

Amalric posait les questions, Élouan y répondait. Je les écoutais, silencieuse.

- Ton premier, c'était quand ? Quel type ?

- C'était un GT5. Un vieux du village voulait s'en débarrasser, je l'ai retapé. Ça m'a pris un petit bout de temps pour rassembler toutes les pièces et le budget.

- Et ton premier long voyage ?

- Ça dépend ce que tu entends par grand voyage. La première fois que je suis parti plusieurs jours en mer, je devais avoir dix ans, mais j'étais avec mon père. Ma première expé' seul, ça a été un fiasco complet. J'avais 17 ans. C'était pour séduire une fille... J'avais loué un petit bateau à un ami. Nous devions partir deux jours, nous sommes rentrés au bout de quatre heures. Il y avait un peu de roulis, elle a vomi pendant tout le trajet. Elle ne m'a jamais plus parlé.

- Et ta première sortie en solitaire ? Parce que j'imagine que tu as déjà navigué en solitaire; hormis la barque, bien sûr.

- Oui, bien sûr, quand tu habites proche de la mer, que tu es entouré de bateau et que c'est ta passion... J'avais 19 ans, mon père venait de mourir. C'était en janvier, il faisait gris et froid. Ce n'était pas prudent de sortir, mais je ne savais pas comment gérer mon deuil. Je ne voulais pas aller à l'enterrement, assister aux obsèques, voir tout le monde pleurer et tout, j'ai préféré partir en mer. Il a été mon meilleur professeur, c'était ma manière de lui rendre hommage. Je voulais lui montrer qu'il pouvait partir en paix, que j'étais capable de voguer seul. Et puis, c'était immature peut-être, mais ne l'ayant pas vu mort, c'était comme s'il était toujours là...

Il y eu à nouveau un silence. Puis Élouan poursuivi :

- J'adore cette sensation, quand tu es sur l'eau, d'être prisonnier de l'immensité. Tu es libre, mais tu restes petit et impuissant face aux caprices de l'océan. Il faut rester sans cesse attentif aux vents, rester à l'écoute des vagues. Un mélange de sentiments que je n'ai jamais ressenti sur terre...

- Tu peux avoir ce genre d'impressions au milieu des montagnes... Les montagnes, elles sont parfois impénétrables, murmura-t-il, comme pour lui-même ; mais tu as raison, sur l'océan, c'est fort, puissant, magistral, et profond. Nous ne sommes rien, c'est la Nature qui décide de tout. 

60 jours en mer - on est tous dans le même bateauOù les histoires vivent. Découvrez maintenant