L'amour comme un vertige, comme un sacrifice et comme le dernier mot de tout.

16 2 0
                                    


L'amour comme un vertige, comme un sacrifice et comme le dernier mot de tout.

Alain Fournier.



« L'ami, il faut qu'on se presse. Le temps passe et j'ai bien trop de choses à te rappeler... Si tu savais tout ce que j'ai à te dire ! Souviens-toi de ce jour où nous avons rencontré notre fils. »

Le colosse, qui venait de revenir brutalement à lui, plongea de nouveau dans ses souvenirs. Il y avait bien tant de siècles maintenant, ils étaient partis bien au-delà de la frontière pour tenter de récupérer de membres de son peuple. Le voyage n'avait pas été aussi éprouvant que ça, pour ne pas changer la faucheuse faisait bande à part. ses soldats qui l'accompagnaient respectaient, comme toujours, son besoin d'espace et ne le lui parlait qu'en cas de besoin. Seul Anton ne se gênait pas pour l'interpeller à tout moment de la journée.

Franchir la frontière ne fut pas aussi compliqué que la jeune femme l'avait craint. Rien ne s'était passé. Ce ne fut que le lendemain qu'ils purent rencontrer l'enfant qui allait devenir le leur.

L'endroit était démoli, plus aucune maison ou abri ne tenaient debout. Tout avait été pillé et brulé, l'odeur de sang et de feu qui régnait dans l'air était si forte qu'ils eurent beaucoup de mal à respirer correctement. L'ami se souvenait qu'un frisson d'horreur avait parcouru son dos, devant eux, Ana se tenait droite. Inflexible aux yeux de tous sauf des siens. Il avait vu ses épaules se tendre.

À première vue, il n'y avait pas de survivants. Pas une seule vie, pas même un renard ou un corbeau à double face qui se repaissaient de cadavres. Rien. Juste la mort à perte de vue.

Le colosse ne se souvenait pas de l'arrivée de Noa, par contre l'image de sa frêle silhouette qui découpe les nuages de fumées et de sang le marqua encore bien plus intensément que sa cicatrice iconique. L'enfant s'avançait lentement vers eux, il avait le visage rivé au sol et ses petits pieds nus butaient sur le sol plein de caillasse. La jeune femme fut la première et la seule à s'avancer vers lui.

Ana venait de sentir une partie de son cœur s'agiter de nouveau. Cette face qu'elle pensait morte depuis toujours venait de lui broyer la poitrine. Elle planta son bâton dans le sol avant de s'approcher, devant lui elle s'agenouilla sans craindre quoi que ce soit. Au fond d'elle, elle savait que tout irait bien. Que sa vie allait enfin se compléter. Avec une lenteur exagérée, elle posa une main sur le menton de l'enfant pour qu'elle puisse le regarder. Il se laissa faire et ce qu'elle put voir la laissa pontoise.

L'enfant, un jeune garçon de moins de dix ans a son avis, avait des yeux si particuliers, si uniques qu'elle perdit toute notion de temps. Dans son regard, un océan s'agitait. De l'eau grise et pleine d'écume s'agitait, menaçant de fracasser ses iris d'une seconde à l'autre.

Ana comprit que cet enfant avait pour parents une humaine et un soldat. Leurs progénitures avaient toujours une particularité exceptionnelle, elle avait pu observer cet état de fait plusieurs fois au village.

- Dis-moi, ou son tes parents ?

L'enfant fit un léger pas sur le côté pour lui montrer un étrange arbre au loin qui semblait être en feu. La jeune femme dut plisser les yeux pour comprendre ce qu'elle devait voir. L'instant suivant, une vague épaisse d'épouvante la posséda toute entière. L'arbre en feu n'était fait ni d'écorce ni de branche et il n'était pas non plus recouvert d'un manteau destructeur. Des corps sanglants faisaient office de tronc, des membres arrachés formaient les branches, les lourdes et épaisses gouttes de sang avaient pris la place des feuilles et la mort entourait de son manteau macabre cette ignominie.

Ana et les siens reprirent leurs esprits qu'une fois de retour de l'autre côté de la frontière. L'enfant, qui n'avait pas prononcé un seul mot, était assis sur le dos d'Archi. La jeune femme dut dire aux siens, surtout au vieillard, qu'aucune âme n'avait survécu. Ce fut ignoble.

L'ami se souvenait parfaitement de tout ça et bien des siècles plus tard il ne regrettait toujours pas le choix de l'avoir laissé vivre avec sa Kulka. Grâce à ça, l'enfant se remit à parler et ils formèrent une famille.

Noa grandit avec le souvenir de sa première vie. Il grandit aussi entourer d'un peuple aimant et bon, sa Kosilka de mère avait tendance à le surprotéger et son colosse de père aimait l'entrainer. C'est ainsi que Noa devint la première sentinelle du village, peu de temps après il était à la tête de son groupe. Ses parents avaient toujours un œil sur ses faits et gestes et même si ça agaçait le jeune homme il n'aurait jamais pu s'en passer.

Anton sortit de ses souvenirs quand son crâne percuta le sol, cela laissa un creux sur le parquet.

- Ebat' ! rugit le colosse qui peinait à se relever. La pauvre chaise en bois venait de céder une bonne fois pour toutes sous son poids.

« On a quand même eut beaucoup de chance non ? » Avant de continue sa lecture, l'ami se déplaça, non sans râler, sur la table. Avant de s'assoir sur l'une des nombreuses chaises en bois dépareillés il saisit une bouteille d'Alkogol' et bu a même le goulot. Comme toujours aucune ivresse salvatrice ne vient lui vriller l'esprit.

« Tu sais, j'aurais aimé ne pas avoir été tant brisé. »

- Moi aussi Kulka, moi aussi.

« Je ne sais pas si les choses auraient été vraiment différentes, je n'en sais franchement rien, mais au moins on aurait eu une chance »

Muet d'émotion, le colosse ne put que serrer les dents.

« Le temps passe bien trop vite l'ami, beaucoup trop. Le prochain lever du soleil va être décisif, alors fais-moi confiance. »

L'ami soupira. Il ferma aussi les yeux tout en serrant les poings, jamais elle n'avait parlé du temps qui passait dans ces termes. Une intuition terriblement triste et glaciale lui rongeait l'estomac. Une fin approchait, une fin qu'il n'avait jamais voulu voir arriver. Une fin qu'il n'avait jamais imaginée. Qui ne devait pas exister.

- Kulka... C'est quoi ce... non. Non...

La supplique du colosse fut accompagnée d'un soupir étrangler de sanglot. Il se mit à jurer à tous les Bogs de ce siècle et de l'autre qu'il était prêt à sacrifier sa vie mille fois pour que la seule femme qu'il ait jamais aimée puisse vivre encore des millénaires.

Le corbeau, qui était toujours niché silencieusement sur le toit d'en face, prit son envol. Ce spectacle finit de briser le cœur d'Anton.

« La vie est étrange l'ami, anormalement longue, pleine de souffrance et de sang. Pourtant on lui court toujours après. On cavale après le bonheur comme des bébés renards poursuivit par des corbeaux à doubles faces. J'ai aimé ma vie auprès de toi et c'est bien grâce à ça, a ce bonheur que je n'ai pas peur. Merci. Tu es ma force. »

Les deux poings serrés du colosse vinrent se coller contre ses yeux avec brusquerie et pendant qu'il hurlait tout son mal-être, sa douleur, de lourdes larmes s'écrasèrent sur la table. 

Vybor Kosilki, le choix de la faucheuse. Où les histoires vivent. Découvrez maintenant