" Je suis fière de toi. Tu as pris la bonne décision. " me dit grand-mère.
Les mains enfoncées dans les poches de mon pantalon, je souris timidement en baissant discrètement la tête pour fixer mes pieds. Mais intérieurement je suis, également, fier de moi. Et j'ignore ce qui est le plus fou. Être parfaitement conscient que je suis conscient dans mon propre subconscient ? Ou bien être conscient que je suis éveillé dans mon rêve et d'avoir assez de sang-froid pour ne pas prendre peur ? Cela dit, après tout ce que j'ai vu et vécu jusqu'à aujourd'hui, plus rien ne peut me surprendre, à nouveau. Enfin, je l'espère secrètement.
" Je sais que les choses n'ont pas été faciles pour toi, ces derniers temps. " continue-t-elle alors que je suis distrait par les rires et les cris des enfants qui courent autour de nous, dans ce parc presque irréel. La verdure de la place donne à celle-ci une apparence aussi sereine que paradisiaque, sous la clarté du ciel et les rayons du soleil qui se confondent, similisant la végétation à la brillance d'une île émeraude.
" Cela dépend de quoi l'on parle. " je marmonne en regardant le sol, et en m'efforçant de marcher en ligne droite équilibrée tant ma tête tourne.
Je vois grand-mère incliner la tête de côté en m'interrogeant silencieusement, du regard. Mais je n'ose pas croiser son regard. Je sais que ça lui ferait du mal d'entendre cela et voir la déception dans ses yeux serait plus que ce que j'ai pu supporter ces huit dernières semaines. J'ai toutefois, besoin d'en parler. Alors je me contente de contempler le paysage qui s'offre devant moi.
" Est-ce à cause du fait que maman ait pu garder un secret aussi lourd, presque, durant le temps d'une vie ? Ou est-ce parce que cette vérité ne m'a pas seulement atteint, mais a, également, affecté mon père ? "
Je la vois du coin de l'œil, son visage se décomposant et baissant les yeux, tristement. Je suis forcé d'admettre cette situation que j'aurais préféré éviter – et sur laquelle je n'ai aucun contrôle. Et je fronce les sourcils à cette pensée, sentant chaque fragment de ressentiments qui m'envahit, malgré moi. Tout simplement parce que ... ce ne sont pas les miens.
" Toute cette histoire ... l'a entièrement retourné psychologiquement. Un véritable choc. Depuis ma sortie de l'hôpital, c'est à peine s'il adresse un mot à maman. Et elle ne dit rien parce que la culpabilité la ronge. Pourtant, il essaie. De toutes ses forces. Il agit comme si rien de tout ce qu'il a entendu dans cette chambre d'hôpital n'est réel. Comme s'il ignorait que son fils ... est capable de voir les morts. " la fin de la phrase me sort accompagnée d'un ricanement nerveux.
Mais mon sourire morose ne tarde pas à s'estomper lorsque l'image de mon père, durant ces dernières semaines, me traverse l'esprit. Cette image du père anéanti, prenant pertinemment sur lui-même. Car toute sa vie jusqu'à, encore, aujourd'hui, mon père n'a jamais cessé d'être là, à mes côtés. Il est l'homme que j'ai toujours admiré. Un modèle que je n'ai pu qu'observer sans arriver à lui ressembler. Cela a toujours été ainsi, et je m'y étais habitué. Mais quelque chose s'est brisé en lui. Quelque chose qu'il essaie de réparer, de cicatriser. Il est toujours à mes côtés, mais d'une autre façon. Il redouble d'efforts dans ses attentions à mon égard. Comme s'il voulait se racheter – se faire pardonner de toutes ces années d'ignorance qu'il a accordé à ma détresse, pensant comme maman, que j'étais malade et avais besoin d'aide. Et à cela s'ajoute, notre période de résidence à Newhall. Car au fond de lui, il s'en veut plus à lui-même qu'il n'en veut à maman. Le savoir autant empli de remords me brise le cœur. Me consume. Au point qu'il m'arrive de penser, que son état est dû par ma faute. Je n'en dors presque plus la nuit.
" Pourtant, la colère est toujours présente. Refoulée en lui. Je peux la sentir. Je la sens tout le temps, quand il est près de moi. Différentes sortes de colères. La culpabilité. Le remord. Et le ressentiment à l'égard de maman. "
Ça me dévore ...
" Et ça fait tellement mal. C'est si étrange. "
Si intense ...
" Ses sentiments s'emparent de moi comme si ... ça me - "
" - possédait. " dit-elle avec moi.
Je lève les yeux et la regarde impassiblement pendant que son attention est portée devant elle. Ses cheveux gris flottant dans la brise réchauffante, ses yeux bruns s'illuminent d'une émotion indéchiffrable. Mais visiblement, elle semble prendre ma confession pour un bon signe, car un sourire en coin apparaît sur son visage. Elle lève doucement la tête et plante ses prunelles dans les miennes. " Le mot exact que tu cherches, est « empathie ». " reprend-t-elle.
Je fronce les sourcils.
" C'est quelque chose qui n'a rien à voir avec la compassion. C'est plus profond. Tu peux être directement connecté aux sentiments des gens qui t'entourent. Ressentir autant leur douleur que leur bonheur, en ayant l'impression de ne faire plus qu'un avec eux, même sans les connaître. "
Cela devrait me surprendre. Me dérouter. Mais ... ça ne me fait rien. Comme si je le savais déjà. Et je crois que c'est le cas. La bouche entrouverte, je ne sais pas quoi dire et me contente de regarder grand-mère d'un œil dérouté. J'ignore combien de temps je la fixe de cette manière, mais très vite, je déglutis et regarde à nouveau devant moi, sans répliquer.
" Tu ne sembles pas surpris. Et je ne m'attendais pas à ce que tu le sois. " fait-elle après un silence. " Ça a toujours fait partie de toi. L'empathie n'est pas une qualité isolée. Une personne sur trois possède la possède. Mais pas de manière aussi puissante que toi. "
Mon froncement de sourcils s'accentue et je prends un temps de réflexion. Que veut-elle dire par « puissance » ?
" C'est ... "
" Ne t'en fais pas pour tes parents. Ils ont assez vécus pour savoir ce qu'ils feront à l'avenir. Et en ce qui te concerne, ton don ne se limite pas à voir les esprits, Louis. " me dit-elle. " C'est bien plus que cela. "
Elle regarde à nouveau distraitement devant elle, et prend une inspiration.
" Ce n'est que le début. Au fil du temps, tes pouvoirs se développeront. Tu acquerras de nouvelles capacités auxquelles tu dois te préparer dès à présent, car elles te prendront au dépourvu. Tu ne peux pas prévoir la période de leurs apparitions. "
Il est clair qu'il ne faut pas me le dire deux fois. Il m'a fallu deux ou trois nuits pour réaliser que ...
" Des rêves. Tu en fais toujours ? "
" Comme tout le monde. " je réponds avec appréhension.
Elle sourit en secouant doucement la tête. " Tu n'es pas tout le monde, Louis. Chaque chose que tu aperçois et que tu sens, n'est pas anodin. Ne l'oublies pas. "
Ses mots sonnent dans ma tête comme pour me dire « tu n'es pas normal, Louis. ». Telle une claque reçue une pleine figure. Et je sais que je ne suis pas normal. Mais j'ai toujours du mal à me faire à cette idée. Peut-être qu'un jour, je me sentirai aussi ordinaire que les autres en possédant juste ... quelque chose qui me rend un peu différent. Original. Mais cela ne risque pas d'arriver tout de suite.
Grand-mère m'observe calmement, attendant une réaction de ma part. Alors je ferme brièvement les yeux, et inspire profondément, pendant qu'un léger frisson me parcourt l'échine.
" Je fais toujours le même cauchemar. J'atterris dans cette pièce secrète dans laquelle Harry s'était enfermé. La maison explose au-dessus de ma tête, et ... j'ignore de quelle façon, les flammes apparaissent sous mes yeux. Je suis encerclé. Je n'ai aucune échappatoire. "
Les images défilent dans ma tête et m'étourdissent. Et je suis obligé de me concentrer pour ne pas laisser mon cœur me sortir par la gorge.
" Et ... il y a des ombres, autour de moi. Je les vois bouger dans l'obscurité. Le son strident de la ligne verte d'un électrocardiogramme me perce les tympans. Puis tout à coup, je vois Harry, derrière ces flammes. Il ne bouge pas et pourtant, c'est comme s'il essayait de se dégager d'une emprise. Ses yeux m'observent de manière alarmante. Il est terrorisé. Mais je ne peux rien faire. Je regarde ces ombres engloutir son âme. Et je me réveille toujours à l'instant où je tends la main vers lui tandis qu'il hurle mon nom avant de disparaître sous mes yeux. "
Ces ombres. Elles traversent mon esprit et mon cœur s'emballe en repensant à l'image de Harry, le regard empli de détresse, et son âme aspirée par les ténèbres. Ce même cauchemar me hante étrangement, chaque soir. Sans exception.
Je jette un coup d'œil à grand-mère qui s'est renfrognée. Elle semble absente. Mais très vite, elle inspire profondément en clignant plusieurs fois des yeux.
" C'est normal. " répond-elle aussitôt.
" Les premières fois sont des expériences, plus ou moins, marquantes. Mais cela ne durera pas longtemps. Toutefois, il va falloir que tu apprennes à les gérer. "
" Comment ça ? "
" Tu devras être capable de distinguer tes rêves de tes visions––et tes visions de la réalité. Ce sera difficile, au début. Mais en arrivant à trouver certains points de repères, cela n'aura plus aucun secret pour toi. "
Mes rêves ... Mes visions ... ? En y repensant, il n'y a pas que ce cauchemar que je fais, chaque soir. De temps à autre, il m'arrive de voir des choses ... sur lesquelles je ne peux attribuer une quelconque description. Mais ... j'ai toujours pensé que cela faisait partie de mes rêves et de mon traumatisme dû aux derniers événements. Mais quelque chose en moi s'alarme irrévocablement. Je ne sais pas pourquoi. Je me réveille avec ce nœud au ventre, cette anxiété venant de nulle part, et le corps suant abondamment. Est-ce que ce sont ... Et si c'est le cas, cela veut dire que ...
" Est-ce que tu en as ? " la voix prudente de grand-mère me sort subitement de mes pensées. Je ne sais même pas si elle a continué à me parler pendant que je réfléchissais.
Non, ce ne sont que des rêves.
" De quoi ? " je demande.
" Des visions. "
N'est-ce pas ?
" Penses-tu en avoir déjà eues ? "
" Non. " je marmonne.
Peut-être, je n'en sais rien. " Tu devras être attentif. Quoi que ton instinct puisse trouver d'anormal dans la réalité, quelconque rêve que tu puisses faire, tu te dois d'être concentré afin de pouvoir faire la différence. "
J'arrête tout à coup ma démarche au milieu de l'allée du parc – la clarté du ciel m'aveuglant, les mains enfoncées plus profondément dans mes poches, et la tête entrée dans mes épaules. Une peur panique s'empare soudainement et entièrement de moi. C'est comme si tout mon corps réagissait face à mes pensées déroutantes. C'est perturbant. Je suis tétanisé d'effroi, sans en connaître les raisons.
" Et si je n'y arrive pas ? " je dis, presque dans un souffle, après un court silence.
" Je suis là. Je t'aiderai. "
" Je ne parle pas de ça. "
Grand-mère s'arrête à son tour, à quelques centimètres de moi avant de me faire face. Et elle incline la tête de côté, m'observant d'un œil curieux.
" Qu'y a-t-il ? " demande-t-elle.
J'observe d'un œil perplexe les enfants autour de moi, en train de courir au milieu de ce paysage clairvoyant, et je me renfrogne. Ces rires ... Toute cette innocence ... Cette insouciance et cette joie de vivre ... Comme si « demain » n'existe pas et n'existera jamais. Cela me frustre, secrètement. Ça me fait presque frémir. Au point que mon cœur en est retourné. Même si je sais que tout ceci n'est qu'une image protectrice et rassurante créée par mon esprit craintif qui appréhende l'avenir. Et je crois qu'en fait, c'est cela qui me dégoûte. La réalité est bien trop dure à supporter que j'aimerais presque ne jamais me réveiller, et rester ici, pour toujours. Avec grand-mère.
" J'en ai vues des choses, ces derniers temps. " je commence sans quitter cette vivacité irréelle des yeux. " Oh oui, je ne peux pas le cacher. " je ricane nerveusement en m'efforçant de ne pas me les remémorer. " J'ai été confronté à des phénomènes inexistants aux yeux du monde et pourtant ... bien réels. Et j'ai encore du mal à le réaliser. Lors de mon séjour à l'hôpital, j'ai rencontré mon premier fantôme. Enfin ... pas le premier que je vois, mais le premier que j'ai aidé à passer de l'autre côté. "
Ce vieillard que j'ai aperçu derrière le comptoir des bureaux d'accueils de l'hôpital lorsque je me dirigeais vers les ascenseurs, lors de mon premier jour à l'institut – et qui a subitement disparu en réalisant que je pouvais le voir.
" Il errait dans les couloirs de l'hôpital depuis plusieurs semaines en sachant pertinemment qu'il ne faisait plus partie du monde des vivants. Il refusait de partir. "
Il m'avait confié que cette lumière le suivait partout depuis qu'il avait rendu son dernier souffle. J'ai pu l'aider à assouvir ses dernières volontés en signalant la panne de la machine à café qui le frustrait, et en m'introduisant discrètement dans son ancienne chambre pour me débarrasser du pot de fleurs auxquelles il était allergique. Mais tout cela n'était pas réellement ce qui lui importait. Lors de mon dernier jour à l'hôpital, il m'avait prit par surprise au milieu du couloir où se trouvait la chambre de Harry. J'avais feins la crise cardiaque. Il lui avait seulement suffit de penser à moi pour apparaître sous mes yeux.
" Puis lorsqu'il m'a dit qu'il était un ancien médecin avec plus de trente années de carrière derrière lui, j'ai compris son attachement à cet endroit. Il n'avait personne dans sa vie. Pas de femme, ni d'enfants. Il ne vivait que pour son métier. Sauver des vies, était tout ce qui donnait un sens à la sienne. "
Je pouvais sentir sa peine de devoir laisser tout ce monde qui avait tant compté sur lui – qui mettait leur vie entre ses mains – derrière lui. Je pouvais sentir son envie de continuer de vivre, pas pour lui, mais pour les autres.
" Il avait peur de ne pas se sentir à sa place dans la lumière – se sentir inutile. "
J'inspire profondément en levant les yeux vers le ciel. Il était persuadé que personne ne l'attendait là-bas. Cela l'effrayait.
" Et malgré l'impuissance que j'ai pu ressentir, il m'a suffit d'un seul mot de ma part, pour le convaincre de partir. "
Mon cœur bat à mille lorsque je revois son regard briller de mille feux après cet aveu que je lui ai fais. Jamais je n'aurais cru pouvoir dire une chose pareille, un jour. En y repensant, il m'est difficile de réaliser que ces mots venaient vraiment de moi. Pourtant, ces simples paroles ont aidé un vieil homme à suivre son chemin de lumière.
" Il est hors de questions que je les laisse tomber. Trop de personnes comptent sur moi. " m'avait-il dit, désemparé. Et dans une humble désinvolture, au milieu de ce couloir vide et à quelques mètres de la chambre de Harry, je lui ai répondu : " Vous ne laissez personne tomber. Au contraire. Réfléchissez à tout ce que vous avez accompli ces trente dernières années. Vous avez consacrée votre vie à soigner et sauver celles des autres. Vous aviez sans doute dû avoir des internes sous votre bras qui ont appris à travers votre talent. Vous avez donné sans jamais attendre quoi que ce soit en retour, parce que vous aimiez ce que vous faites. Cela faisait partie de vous et rares sont les personnes prêtes à se donner corps et âme jusqu'à renoncer à sa propre vie pour aider son prochain. Aujourd'hui, ce sont à vos patients et à vos anciens élèves de vous remercier et de suivre vos traces en continuant votre route, là où elle s'est arrêtée. " ses yeux étaient devenus larmoyants et je sentais enfin la frustration et la peur s'estomper, laissant place à une émotion que je ne pouvais décrire. " C'est votre héritage. Laissez-les continuer à le faire vivre. " et une larme avait coulée sur sa joue.
En gardant une once de sang-froid, j'avais réussi à ravaler le filet d'eau qui menaçait de s'échapper de mon œil. Le vieil homme avait enfin décidé de se retourner pour faire face à la lumière qu'il était le seul de nous deux, à pouvoir voir. Je pouvais sentir tout un poids se dégager de ses épaules. Il était prêt. Prêt à partir. Mais il m'avait demandé une dernière fois si j'étais sûr qu'il trouverait sa place, là-bas. Et avant que je n'avais eu le temps de répondre, il s'exclama en inspirant profondément. Ses parents. Il m'avait dit qu'il pouvait voir ses parents qui lui demandaient de les rejoindre. Il avait tourné une dernière fois sa tête vers ma direction, et m'avait remercié. Et dans ses yeux, ce n'était plus un vieux médecin qui avait consacré toute sa vie à cet hôpital que j'avais aperçu. C'était un petit garçon aux yeux bleus pétillants, qui était heureux de retrouver sa mère et son père. Puis il avait disparu. Il était enfin parti.
" Et à cet instant, je ne m'étais jamais senti aussi ... vivant. " je dis dans une inspiration profonde lorsque je sens le vent souffler sur mon visage. C'était si agréable. Je ne sais toujours pas quels mots mettre sur ces émotions qui m'ont envahit, ce jour-là. " C'est quelque chose ... dont je me souviendrai toujours. C'était, à la fois, impressionnant et ... effrayant. Mais tellement bon. "
Grand-mère sourit. Évidemment, elle a dû vivre ceci à plusieurs reprises et peut donc, comprendre ce que j'ai pu ressentir. Car ce n'est pas seulement le fait d'avoir fait quelque chose de bien qui m'a envahit. C'est beaucoup plus que cela. Et tout ce que je pourrais dire ne sera jamais assez pour le décrire.
" Et c'est justement ce qui me fait peur. " j'avoue après une courte pause.
Grand-mère fronce les sourcils, me regardant d'un œil interrogateur. Et ce frisson me traverse à nouveau l'échine.
" Malgré les bons côtés de cette chose ... qui fait partie de moi, je réalise que chaque jour qui passe est comme une spirale qui m'aspire et de laquelle je ne peux me dégager. Une sorte ... de puits sans fond. La mort ne cessera jamais de m'entourer. C'est comme si j'étais condamné à y rester. " je vois grand-mère se pincer les lèvres et baisser simplement la tête. " Je ne regrette pas mon choix. Je veux assumer tout ça. Mais ... où cela va-t-il me mener ? Ne pas savoir est ce qu'il y a de plus effrayant. Il y a énormément d'enjeux. C'est comme une tâche d'encre sur du papier vierge. "
Une tâche noire artistique qui embellit la feuille, mais qui reste ce qu'elle est à l'origine. Une tâche. Et la seule chose à faire ... c'est de s'y habituer. Mais suis-je sûr d'y arriver ?
Grand-mère inspire profondément en fermant brièvement les yeux. J'espère qu'elle n'a pas mal pris mes propos – ce n'était pas mon intention. J'ai juste besoin ... de faire part de mes réflexions. Elle déglutit pendant que j'appréhende. " Écoute ... " reprend-t-elle doucement avant de relever la tête.
" Je ne peux pas te dire que tout va bien se passer, une fois que tu auras tout cela sous contrôle. Je te mentirais si je te disais ce que tu souhaiterais entendre––que tu auras une vie normale. " elle baisse doucement les yeux au sol sans perdre sa désinvolture rassurante. " Parce que ce don n'est pas seulement un cadeau. Il y aura des jours, où tu le détesteras autant que tu le chériras. Et donc, il peut se retourner contre toi et t'être fatal. "
Moins rassurante, tout à coup.
" Mais il y a une chose que tu dois garder en tête. Il fait de toi, ce que tu es vraiment. Et qui tu es vraiment. Ton identité. Alors si finalement, tu n'es pas prêt, je le comprendrai parfaitement. Tu dois seulement être sûr que- "
" Je suis prêt. " je la coupe en hochant frénétiquement la tête.
Son regard hésitant est planté dans le mien qui la fixe sans ciller. Je suis prêt, c'est vrai. Je ne veux pas qu'elle pense que j'ai subitement changé d'avis. Et ce n'est pas seulement parce que je refuse de reproduire les mêmes erreurs que maman.
" Même si je suis conscient ... que jamais, je n'aurais une vie normale, c'est ce que je veux. "
Ses traits se détendent, et un sourire fin se dessine sur son visage. Puis elle se dirige vers moi, et enlace son bras au mien et nous continuons d'avancer lentement à travers ce parc euphorique.
**
S'y habituer. Apprendre à vivre avec.
Debout, faisant face à la fenêtre de la chambre de Casey et Jeni, le regard perdu sur la bourgade londonienne qui commence à s'éveiller, je ne cesse de me repasser cette conversation que nous avons eu, grand-mère et moi. C'est drôle de penser de cette façon — dire que nous avons discuté avec l'un de nos proches décédé il y a plusieurs années, quelques jours de cela. Mais je crois que je commence à m'y habituer. Il me suffit de penser à elle, de toutes mes forces, de tout mon cœur, mon corps et mon âme, et elle apparaît. Toutefois, cela explique pourquoi je suis si épuisé le lendemain. Ça me demande toute mon énergie. C'est comme une boule d'émotions et de désirs intenses que l'on essaie de créer à l'intérieur de soi, traversant chaque membre de notre corps, chacune de nos veines pour se réunir dans les tréfonds de notre esprit, et que l'on réussit à éclater une fois que l'on obtient ce que l'on souhaite. C'en est impressionnant, mais surtout douloureux. Tellement douloureux qu'il y a des soirs, où je n'ai pas assez de forces pour y arriver. Comme cette nuit. De toute façon, je me devais d'être en état de me lever, ce matin.
S'y habituer. Apprendre à vivre avec. Depuis ma sortie de l'hôpital, il y a deux mois, c'est ce que je n'ai pas cessé de faire sans pour autant, y parvenir entièrement. Marcher dans la rue était devenu un défi. Chaque personne qui passait devant moi, ne peut qu'être vivant. J'essayais de reconnaître les esprits qui se confondaient dans la foule. Mais c'était plus dur que ce que je pensais. En fait, je n'avais pas réalisé que je pouvais savoir lorsqu'un fantôme se trouvait dans les parages, jusqu'à ce jour où j'ai aperçus deux petits garçons en train de s'amuser ensemble, dans un parc. Je me souviens de la sensation que j'ai éprouvée en me dirigeant furtivement vers eux. Parmi les deux enfants, il n'y en avait qu'un seul, dont je pouvais sentir la présence statique. Quant à l'autre petit garçon, sa présence n'avait rien de physique. Une vague impressionnante de sentiments perturbants m'avait envahi. Il était heureux. Son sourire atteignait ses yeux verts. Mais je savais que ce n'était qu'éphémère. Parce qu'un trou béant s'était creusé dans ma poitrine. Je me sentais avide, et de quoi ? Je n'en savais rien. J'étais perdu, mais pas entièrement. Parce que cet autre enfant était là et s'occupait ... de lui. Ils s'amusaient au ballon, comme si de rien n'était. Et j'avais deviné que le petit garçon ne savait pas qu'il jouait avec un fantôme. Cette vérité m'avait brisé le cœur. Pas pour lui. Mais pour ce défunt innocent, qui ignorait sûrement lui-même, qu'il n'était plus qu'une ombre errante. Et une fois que son ami avait été rappelé par sa mère, l'enfant s'était retrouvé seul et avait décidé de partir à son tour. Il m'avait pris de court en me traversant les jambes, et j'avais à peine le temps de me retourner qu'il avait déjà disparu.
Alors voilà ce que je ressens, quand un esprit se trouve dans les parages. Un sentiment de solitude intense mêlé aux émotions personnelles qui l'envahit. Et cela grâce à mon sens ... empathique. Trop empathique. C'est comme sauter d'un avion en plein vol, sans parachute. Ce n'est pas ressentir le vent fouetter notre visage et faire battre le sang dans nos oreilles. C'est l'air qui nous absorbe entièrement et qui nous tient en otage. Et l'on ne peut s'en libérer tant que la chute ne prend pas fin.
S'y habituer. Apprendre à vivre avec. Je pense qu'il ne me faudra pas seulement quelques mois pour y parvenir. Cela pourrait prendre des années. Et c'est cette raison qui fait qu'une part de moi est effrayé par cette nouvelle partie de ma vie. Grand-mère m'avait prévenue. Il y aura des jours où je détesterai ce don, autant que je le chérirai. Je n'avais pas considéré l'ampleur de ces mots jusqu'à ... hier soir. Je pensais que mes rêves ne pouvaient être pire – je me suis bien trompé. Comme convenu, je dois rester sur mes gardes et apprendre à avoir le contrôle sur tout ça. Mais anticiper est beaucoup plus dur que cela en a l'air. Parfois, j'ai cette impression que je m'étouffe dans mon sommeil et que quelque chose m'empêche de me réveiller. Une emprise qui m'enfonce dans la noirceur de mes cauchemars.
Il m'arrive également, de voir des choses dont j'oublie totalement l'inexistence aux yeux des gens autour de moi. Et c'est un véritable calvaire. La première fois, c'était le soir du Réveillon de la Nouvelle Année. Tante Sarah et maman avaient décidé de cuisiner de la dinde – bien qu'il s'agissait d'une tradition américaine et non britannique. Je les ai aidé derrière les fourneaux avec mes capacités limitées en cuisine. Et lorsque j'ai vu Sarah couper la viande pour la vider, un filet de sang s'est mis à couler le long de la table de travail jusqu'au sol. J'ai sursauté en la prévenant. Elle et maman se sont, instantanément, stoppées dans leurs gestes et leurs regards ahurit se sont vissés sur moi. Un silence pesant avait reposé dans la pièce et je m'étais demandé pourquoi me dévisageaient-elles, de cette façon. Et c'était seulement lorsque mon père a fait son apparition dans la cuisine en demandant ce qu'il se passait, que la vision du sang coulant hors de la dinde avait disparue. J'ai cru que j'allais m'évanouir. Puis mon regard a croisé celui de maman qui était plus qu'alarmant, me suppliant de garder mon sang-froid car tante Sarah, n'était pas au courant de ce qu'il se passait avec moi. Et encore moins que chaque génération de leur famille hérite d'un gène irréversible. Et par chance, comme l'aurait dit maman, Sarah y a échappé. Tout comme Jeni.
Casey, elle, s'avère présenter les mêmes débuts que lorsque j'avais son âge, d'après maman. Des choses qu'elle avait déjà vécues dans son ancien établissement scolaire et qui se répètent à nouveau. Les pleurs à la sortie de l'école. Les cris en pleine nuit. Et ses paroles flottant dans le vent faisant penser à Sarah que Casey s'est à nouveau créé des amis imaginaires. Et mes parents et moi étions contraint de suivre la même théorie, même si nous savions ce qu'il en était vraiment. Il se pourrait donc qu'il y ait une grande probabilité, qu'elle aussi, possède le même don que moi. Et j'ai fait promettre à maman, qu'avant que les choses ne s'aggravent et que Sarah décide de consulter un médecin pour sa fille, qu'elle parlerait à celle-ci. Qu'elle lui dirait toute la vérité sur cet héritage familial – afin qu'elle ne commette pas les mêmes erreurs qu'elle ait faites. Casey n'est qu'une petite fille. Et il vaut mieux lui expliquer tout cela le plus tôt possible avant qu'elle ne soit trop grande et qu'elle pense qu'elle est malade. La décision d'assumer ses capacités ou non, doit lui revenir entièrement.
Quant à moi, ce sont toutes ces choses sur lesquelles je n'ai aucun contrôle et qui ne font que débuter, qui rendent chaque jour encore plus long et plus éprouvant. Il arrive même parfois, mais très brièvement, qu'une infime partie de moi désire abandonner. Puis à chaque fois, la seule pensée de Harry me fait comprendre que je ne traverse pas tout cela en vain. Encore aujourd'hui, il est toujours en salle de réanimation. Je ne l'ai pas vu depuis deux mois, et c'est un véritable supplice. Ma famille ne pouvait pas passer l'éternité à l'hôtel. Alors lors de la fin de mon séjour, maman m'a annoncée qu'on habiterait chez tante Sarah, le temps qu'elle et papa retrouvent du travail et un nouvel appartement. Et avant notre départ pour Londres, j'ai dû m'assurer que tout se passerait bien pour Harry en me faisant presque passer pour une mère hystérique qui laissait son enfant, pour la première fois à la crèche, devant l'une des hôtesses des bureaux d'accueils de l'hôpital. Même si je ne doutais pas que les médecins savaient parfaitement ce qu'ils faisaient, je voulais l'entendre de leurs voix – être sûr que chaque jour, matin et soir, un infirmier lui rendrait visite, ferait en sorte que les rideaux de sa chambre soit ouverts pour laisser la lumière du jour l'éclairer, lui lirait les nouvelles à la une des journaux, et surtout, qu'il s'assure que les soins qui lui sont administrés soient vérifiés et qu'un œil soit gardé sur la progression de sa guérison. Il m'arrive même parfois de téléphoner à l'hôpital, ne serait-ce, pour qu'un médecin me confirme que son état est toujours stable. Je sais, c'est complètement dingue.
Je n'ai jamais été aussi protecteur, et surtout ... dépendant. Encore moins de quelqu'un. Mais Harry a tout changé. Ma vie. Mon être tout entier. Il est la seule chose qui me permet de faire face au nouveau visage de ce monde qui se révèle à moi. Et peu importe le temps qu'il faudra jusqu'à son réveil. Je l'attendrai.
Même si ... l'instant de son réveil est ce que je redoute le plus. Parce que ... « Bzzz ».
Je sursaute quand je sens mon iPhone vibrer dans la poche de mon pantalon. Un nouveau message. Je le prends en main et l'ouvre.
Date : 28 février 2015
A : 8 h 46
De : maman
La voiture est prête.
Je me mords la lèvre et inspire profondément avant de ranger mon portable dans ma poche. Je fais volte-face à la fenêtre et me dirige vers le lit d'ami où repose ma veste en jean noire, avant de l'enfiler. Je porte ensuite mon sac de voyage sur mon épaule et me dirige vers la porte de la chambre. Et avant de sortir, un sentiment déroutant me fait frémir et je me retourne une dernière fois pour contempler la pièce d'un œil confus. Tout à coup, les images de mes derniers cauchemars défilent à nouveau dans ma tête. Celles que je ne peux expliquer et qui me reviennent sans arrêt, même lorsque mes rêves varient certaines nuits. Elles sont toujours là. Ces particules de lumières blanches aveuglantes dissimulant des ombres mouvantes. C'est étrange. Pourquoi maintenant ? OK. Ce ne sont que des souvenirs marquants que tu t'apprêtes à laisser derrière toi. Ça n'a pas d'importance. Enfin, j'espère.
Et à l'instant où je franchi le seuil de la porte, un autre frémissement me parcourt violemment l'échine et m'incite à me retourner une nouvelle fois, brusquement. Les feuilles à dessins de Casey et Jeni se mettent à bouger légèrement sur leur bureau. Comme si une brise venait de souffler dans la pièce alors ... que les fenêtres sont fermées. Il fait soudainement plus froid et j'ai l'impression ... d'avoir entendu quelque chose. Une sorte ... de murmure. Qu'est-ce que c'était ? Et mes sens se mettent subitement sur leurs gardes comme ... pour répondre à cette sensation. C'est étrange.
J'entends le son d'un klaxon qui me fait sursauter. Ce sont mes parents. Je secoue doucement la tête en clignant plusieurs fois des yeux, et décide d'ignorer ce sentiment de mise en garde. Puis je sors de la chambre, sans me retourner.
L'Audi R7 grise offerte par mes parents et ma tante, pour mon anniversaire, est garée devant le pavillon de la résidence. Et ces derniers se tiennent debout, devant le véhicule, me souriant simplement. Je leur rends timidement leur sourire et me dirige vers eux d'un pas nonchalant, traversant l'allée fleurissante à peine de l'entrée de la maison. " Prêt pour la grande aventure ? " s'esclaffe tante Sarah en ébouriffant mes cheveux avant de déposer son bras autour de mes épaules.
" Tu es vraiment sûr que c'est ce que tu veux ? " demande maman, cachant son inquiétude derrière un sourire.
" Il est temps qu'il vole de ses propres ailes. " enchaîne papa. " Même si je n'imaginais pas que tu nous quitterais si tôt. " il s'arrête devant moi, les mains enfoncées dans les poches de son pantalon. " Ça va aller ? "
Je hoche assurément la tête.
" Oui, pas de soucis. "
" Tu auras assez d'argents pour l'essence ? "
J'acquiesce.
" Ta mère et moi avons rajouté une partie de notre salaire dans ton compte en banque, pour parvenir à tes besoins les deux à trois mois qui suivront. "
Oh, ce n'est pas vrai ...
" Et j'ai glissé cinquante livres dans la boîte à gants de ta voiture. " enchaîne joyeusement tante Sarah. " En cas où tu serais à cours de liquide sur la route. "
J'ai à peine le temps d'ouvrir la bouche que mon père reprend nerveusement, le regard distrait sur un point vide.
" Tu y trouveras également une carte et une boussole, si jamais tu te perdais en chemin et surtout, n'oublie pas de nous appeler toutes les cinquante minutes jusqu'à ce que tu arrives à destination. "
" Papa. " je le coupe en réalisant qu'il parle sans prendre le temps de récupérer son souffle.
Il est nerveux – l'inquiétude se lit sur son visage. Et c'est compréhensif. Après ma sortie de l'hôpital, j'ai pris une décision qui m'a valu ces deux mois de réflexions. Retourner à Doncaster pour m'installer chez mes grand-parents paternels. Je retrouverais mes anciens amis, mes anciens professeurs. Mon ancienne vie – plus ou moins. Mais sans mes parents. Il est trop difficile pour maman de retrouver cet endroit. Celui-ci lui rappelle de mauvais souvenirs que l'on voulait oublier en quittant cette ville. Et de toute façon, je ne m'attendais pas à ce qu'elle et papa viennent avec moi, au contraire. Il faut bien un jour, que l'on quitte tous le nid familial pour construire le nôtre. Pour moi, c'est le moment.
" Ça ira. " je rassure papa d'une voix douce.
Je le vois se renfrogner et déglutir. Je sais qu'il ne veut pas me laisser partir. J'ai toujours cru qu'il s'était préparé à ce que ce jour arrive, mais en fait, je me rends compte que ça n'a jamais été le cas. C'est bien trop tôt pour lui. Je le vois dans ses yeux qu'il retient ses émotions, de toutes ses forces. Il se mord même la lèvre sans oser croiser mon regard et, de cette façon, j'ai l'impression que toute sa vie défile devant lui. Qu'il me revoie en train de grandir au fil des années, passant d'un petit garçon innocent, à un pré-pubert en pleine détresse, puis à un ado en pleine crise, jusqu'au ... jeune homme que je suis devenu. Je n'ai pas toujours été facile, j'en suis conscient. Et pourtant ... rien n'a changé dans son regard. Et je le réalise qu'aujourd'hui. Il m'a toujours observé avec cette étincelle dans les yeux adressé au petit garçon de cinq ans à qui il lisait une histoire, le soir, avant de s'endormir dans ses bras. Ce doit être ça, le véritable amour d'un parent.
" Promets-moi une chose. " reprend-il après quelques secondes de silence. " N'oublies pas de te souvenir de nous. "
C'est le mot de trop, et mon cœur se brise douloureusement. Pourquoi dit-il une chose pareille ? Mais je me dois de garder mon sang-froid. Voilà pourquoi je hais les adieux. Se plonger en état de vulnérabilité sans qu'il y en ait un pour empêcher l'autre de pleurer, à moins de prendre sur soi. Et c'est ce que je décide de faire.
" Je ne pars pas pour toujours. " je ricane. " Je reviendrai vous voir. "
" Tu n'en sais rien. " dit-il lucidement. " Doncaster n'est pas la porte d'à côté. "
Je baisse discrètement les yeux en l'avouant secrètement. Deux cents cinquante-sept kilomètres ne représente pas la distance de la ville d'à côté. Trois heures de route m'attend et ... je ne peux pas faire une promesse que je ne suis pas sûr de tenir.
" De plus, tu as déjà planifié ce que tu comptais faire après l'obtention de ton diplôme. Tu n'as pas l'intention de rester là-bas et tu as été assez clair sur le sujet. " s'esclaffe-t-il, ce qui arrache un sourire de mon visage. " Et peu importe où tu t'installeras, tu seras occupé à vivre ta vie. Tu rencontreras sûrement ... ton âme sœur, vous aurez des enfants, et ... tu seras tellement pris par ton rôle de mari et de père que tu ne penseras pas à parcourir plus de deux cents kilomètres pour voir tes vieux parents. "
Il sourit mélancoliquement alors que chaque mot qu'il a prononcé m'a fait frissonner. Je ne peux m'empêcher de sourire ridiculement en les répétant dans ma tête. « Âme sœur ». « Mari ». « Enfants ». Oh ... Il n'a pas idée de ce que je prévois après l'obtention de ma licence. En fait, je n'ai jamais parlé à qui que ce soit ... de ce qu'il s'était réellement passé entre Harry et moi. Pas même à maman. Grand-mère est la seule à être au courant. Et je crois, que garder cette part intime de ma vie pour moi seul, me rend encore plus proche d'elle et de lui. C'est beaucoup mieux comme ça.
" Mais ce n'est pas une raison de vous oublier. " je lui dis doucement.
Ses yeux bleus enfin vissés dans les miens, il inspire profondément avant de craquer et de m'attirer dans ses bras. Son étreinte est douce et rassurante. Et il me serre aussi fort qu'il le peut. Je sens son cœur battre la chamade et une vague de tristesse difficilement contenu m'envahit subitement. Et je sais que c'est la sienne. Mon nez plongé dans son épaule, je ferme durement les yeux pour ravaler les larmes qui menacent de couler, en serrant son tee-shirt entre mes mains. Il hume profondément dans mon cou, comme pour s'imprégner de mon parfum, avant de relever doucement la tête et de déposer un baiser dans mes cheveux. Puis je le laisse reculer avec un sourire crispé par mes efforts pour ne pas perdre mon sang-froid. Il prend une grande inspiration en s'efforçant de retrouver une désinvolture assuré.
" Tu embrasseras mes parents, pour moi ? "
" Je n'y manquerai pas. " je réponds en un sourire, et il hoche la tête.
" Bien ! Laisse-moi m'occuper de ça. " dit-il en prenant la sacoche de mon épaule avant de se diriger à l'arrière de la voiture.
Pendant ce temps, les mains jointes près du cœur, maman se dirige prudemment vers moi, me souriant avec tendresse. Je lui rends timidement son sourire en sentant à nouveau cette vague d'émotions qui s'empare de moi, déferlant sur toute la rancœur et la tension qui m'habitaient. Il y a quelques années, je ne cessais d'attendre ce jour avec hâte, afin de ne plus avoir à supporter tout ce qui se mettait entre nous, provocant injures et disputes à longueur de temps. Mais à cet instant, c'est comme si toutes ces années de froid n'avaient jamais existé. Même si la douleur récente des derniers événements est toujours là, gravée sur mon cœur telle une fissure.
" Nous t'enverrons notre nouvelle adresse par mail, lorsqu'on trouvera enfin un toit. " m'annonce-t-elle doucement.
" Bien. "
" Tu es certain que tu t'en sortiras ? " demande-t-elle d'une voix prudente, à peine audible.
" J'y arriverai. " je réponds dans un souffle.
Elle hoche la tête en se mordant nerveusement les lèvres, et en jouant distraitement avec ses doigts noués contre sa poitrine. Un silence s'installe durant je ne sais combien de secondes. Mais assez pour qu'elle trouve l'inspiration et qu'elle reprenne enfin – sur un ton, toutefois, nerveux.
" Tu sais que tu n'es pas obligé de faire tout ça, je veux dire ... que tu peux toujours changer d'avis. Tu seras toujours chez toi à nos côtés. "
" Maman. " je la coupe presque, à son tour. " Je suis prêt, pour ça. J'en suis capable. " je dis en la fixant droit dans les yeux, de manière insistante.
" Oui, tu l'es. " affirme-t-elle simplement après un temps de réflexion.
Je peux me débrouiller seul. Je veux qu'elle le comprenne. Et je sais que c'est tout aussi dur pour elle que pour papa, de me laisser partir de chez eux pour obtenir mon indépendance plus tôt que prévu, mais je ne reviendrai pas sur mon choix.
" Écoute, je ... " j'expire un coup en baissant brièvement la tête, et je reprends impassiblement. " Ne penses pas que c'est à cause de toi. C'est juste ... moi. " je lui marmonne en haussant les épaules, d'un air désolé. " J'ai seulement besoin d'un endroit à moi. De me retrouver seul. Loin d'ici. Pour découvrir ce que je vis vraiment. Tu comprends ? "
Elle hoche docilement la tête. " Bien sûr. " et elle inspire à nouveau en ravalant ses larmes. " Et je sais que ... tu ne m'as pas encore pardonnée ce que je t'ai fait, mais je veux que tu saches que ... je regrette, et je t'aime ... de tout mon cœur. " mais sa voix ne tarde pas à craquer sous l'émotion et une larme coule sur sa joue. " Et si j'avais la chance de pouvoir tout reprendre à zéro, je n'aurais pas commis les mêmes erreurs. "
Elle éclate en sanglot et je la précipite dans mes bras pour étouffer ses pleurs et ses tremblements, le cœur douloureusement serré.
" Je sais. " je souffle dans son cou. " Mais c'est trop tard. Ce qui est fait est fait, et il faut savoir l'accepter et continuer à vivre. Il n'y a que de cette façon que la douleur se dissipe. " se racheter ne servira à rien.
Trop de temps effacé, oublié, est passé pour cela. Après tout, la vie continue. Et je sais qu'un jour, je lui pardonnerai. Mais pour l'instant, je ne me sens pas prêt. J'ai besoin de me redécouvrir, entièrement.
Ses sanglots s'apaisent peu à peu sous mon étreinte et mes paroles.
" Parfois, elle ne disparaît pas. Elle devient juste ... transparente. Et ça ira, tu verras. "
On reste encore quelques secondes dans les bras de l'un et l'autre, puis elle recule doucement en reniflant et essuie ses larmes du revers de la main.
" Oui. Ça ira. " dit-elle en inspirant profondément et retrouvant son sourire. " Mon grand, petit garçon. " ajoute-t-elle en passant une main dans mes cheveux.
Nous entendons soudainement tante Sarah appeler ses filles pour qu'elles viennent me dire « au revoir ». Les deux petites filles accourent hors de la maison dans leurs Converses, leurs pantalons jeans, et leurs gilets différenciés par une couleur différente de l'un et de l'autre. Et je m'accroupis à temps pour les attraper dans mes bras en m'esclaffant. Elles me serrent tellement fort que ma respiration s'en trouve coupée. Mais très vite, elles me lâchent et m'embrassent sur les joues. Mon sourire s'agrandit en les voyant couvertes de peinture. Toutefois, Jeni est la seule à avoir tâchée son gilet et Sarah ne tarde pas à le remarquer et à l'interpeller. Pendant ce temps, Casey reste dans mes bras, le visage peint de couleur verte et jaune, et les mèches de ses cheveux blonds montés en chignon tombant de part et d'autres de son visage.
" Est-ce que tu vas revenir ? " demande-t-elle de sa petite voix.
Le nœud au ventre, je lui souris affectueusement en glissant l'une de ses mèches derrière son oreille. Ces yeux. Ces yeux verts emplis d'innocence et d'insouciance. Et c'est voir cela qui me brise le cœur. Il ne faudrait pas que maman attende trop longtemps pour parler à Sarah. Casey doit réaliser le plus tôt possible, qu'elle n'est pas comme les autres petites filles. Ou alors, cette ignorance la perdra – tout comme moi. Car aujourd'hui, je suis contraint de partir loin d'ici, pour tout reprendre à zéro.
" Je ne pense pas. " je lui réponds faiblement, en lui souriant affectueusement.
Son sourire se décompose lentement, laissant apparaître une moue sur son visage. Elle baisse les yeux vers ses mains toutes colorées, triturant la pointe de son pinceau entre ses doigts. Et je remarque qu'elle tient également, une feuille de papier pliée en deux.
" Qu'est-ce que c'est ? " je lui demande curieusement.
" C'est pour toi. " chuchote-t-elle en me la tendant.
Je prends la feuille en main et, pris par surprise, elle me donne un autre baiser sur la joue en me serrant très fort. Je suis obligé de me relever pour répondre à son étreinte. Entre elle et sa sœur, Casey a toujours été plus proche de moi. Maintenant, je comprends pourquoi. Depuis sa naissance, j'ai toujours senti cette chose qui ne cessait de nous lier. Et savoir que cette impression n'est pas dû au hasard, me donne la sensation d'être encore plus proche d'elle, à présent.
" Moi aussi, j'ai quelque chose pour toi. " je lui dis en la reposant au sol.
Je me retourne pour ouvrir la portière de ma voiture, et sort de la boîte à gants, un carnet et un stylo. Je m'accroupis ensuite à son niveau, et commence à noter sur l'une des pages du cahier tandis que Casey observe attentivement.
" C'est mon numéro de téléphone. Garde-le précieusement près de toi. " j'arrache la page, la plie en quatre et la lui donne. " Et si un jour, tu as besoin de parler à quelqu'un, de quoi que ce soit, compose-le, et je te répondrai. Je serai toujours là pour répondre à ton appel. " parce que cet appel, sera la seule chose que j'attendrai, ces prochaines années.
Et je sais, qu'il arrivera, un jour. Casey me sourit avant de se faire rappeler par sa mère, et à contrecœur, elle me fait volte-face. Maman se tenant sur le côté, m'envoie un regard attendri par ce que je viens de faire. Je crois même apercevoir une étincelle briller au fond de ses yeux.
Ils sont tous là, avec un sourire dissimulant leur tristesse, se tenant sur le trottoir du pavillon de tante Sarah, alors que je suis prêt à prendre la route. J'embarque dans mon Audi, et je jette un dernier regard à toute ma famille, après avoir refermer la portière. Et j'ai l'impression d'apercevoir une photo de famille ... sans moi, à leurs côtés. C'est comme s'ils étaient déjà loin de moi alors que je suis encore là, tout près. De toute façon, les réunions et photographies familiales n'ont jamais été mon truc. Je leur envoie un dernier sourire et démarre enfin la voiture.
Et du coin de l'œil, je les vois s'éloigner peu à peu de moi en me faisant signe de la main, à travers le rétroviseur. Et à ma plus grande joie, j'ai le temps de voir papa se poser au côté de maman, et l'étreindre en passant un bras autour de ses épaules. J'ai la chance de les voir unis une dernière fois, le sourire aux lèvres.
Et c'est seulement à cet instant que je réalise que je suis vraiment, sur le chemin de mon propre avenir. Je les ai laissé derrière moi sans être certain qu'un jour, je les reverrai. Et mon cœur rate un battement devant cette vérité. Mon cuir chevelu se met à picoter et mon nez et mes yeux commencent à piquer. Mais je sais ce que je veux. En me souvenant de mon objectif, j'inspire profondément, le regard vissé sur la route, et ravale toutes les émotions risquant de me faire perdre le peu de dignité que j'arrive à conserver depuis que j'ai définitivement fermée mon sac, ce matin.
La verdure quitte mon champ de vision pour laisser place à la route nationale, m'approchant au fur et à mesure, de l'autoroute vers l'inconnu. Mais avant de franchir sa frontière, il y a une dernière chose qui me reste à faire.
La grande route s'ouvre enfin à moi, et tout ce qui m'entoure n'est qu'une nature plate et froide, au-dessus d'un ciel à peine éclairci. Je ne sais pas combien de temps j'ai dû rouler – quarante minutes, peut-être ? –, pour enfin trouver l'endroit parfait où se trouve ce que je cherche. Je m'arrête au milieu de la route déserte, et je sors du véhicule pour me rendre vers le coffre. J'ouvre mon sac de voyage, et j'en sors, enfoui sous mes vêtements, la dernière chose que je voudrais garder intact dans ce monde. Le journal de Harold.
Je referme le coffre et me dirige vers la plaine verdâtre parallèle à la route, en direction d'un tonneau abandonné et entouré de résidus et déchets sûrement laissés par des voyageurs ou des jeunes vagabonds fêtards qui passent leurs nuits blanches, ici. Il y a même les pièces détachées d'un vélo et la batterie de moteur d'une voiture. Mais je n'y prête pas attention bien longtemps, car moi aussi, j'ai quelque chose à abandonner. Ou du moins, à détruire. Posté devant le tonneau en métal ayant servit de benne à ordures, j'ouvre le journal que je n'avais plus refermé depuis la dernière fois que je l'ai lu, et je brandis la seule bouteille de bière alcoolisée que j'ai discrètement piqué dans le réfrigérateur de ma tante, et que j'avais enfoncé dans mon sac de voyage avec le journal. Je décapsule la bouteille avec le briquet – surpris que je n'ai pas perdu la main, même après avoir cessé de boire depuis plusieurs mois –, et je verse tout son contenu sur les pages volantes sous le vent. A mes pieds, je m'empare d'un morceau de bois intact au milieu des brindilles, et l'immole en enclenchant le briquet. La flamme flotte sous la brise qui souffle au-dessus des pages encrées de douleurs et de détresses, prêtes à être purifiées. Je lâche enfin le morceau de bois, et le contenu du tonneau s'enflamme instantanément. Je retire ensuite le collier de la clé d'autour de mon cou, et je le plonge lentement dans le feu dévorant un passé dérisoire qui ne sera plus que cendre, à tout jamais. Et je reste là, à contempler les pages se consumer lentement, un sentiment de soulagement intense et de victoire m'envahissant de tout mon corps. C'est seulement maintenant que je peux me dire ... que c'est vraiment fini. Ce n'est pas comme si c'était une page qui se tournait, ou une histoire qui se termine. C'est beaucoup plus fort que cela.
C'est un tout nouveau soleil qui se révèle de derrière ses dunes. Et c'est avec un sourire fier et incontrôlé, vissé sur mon visage, que je fais volte-face pour retourner à la voiture.
Mais à l'instant où je m'installe au volant, un frisson électrique me traverse violemment l'échine et j'aperçois le dessin plié en deux que Casey m'a offert, qui repose sur le siège passager à mon côté – alors que je suis sûr de l'avoir rangé dans la boîte à gants avant mon départ. Qu'est-ce qu'il fait là, bon sang ? Je prends un temps de réflexion en auscultant autour de moi. Je n'aperçois aucune voiture à travers les rétros. Je fronce alors les sourcils et instinctivement, je prends la feuille de papier en main et la déplie. Mon cœur rate subitement un battement à la seconde où j'observe son contenu, et je me dépêche d'écraser le papier entre mes mains avant de le jeter par-dessus bord. J'enclenche, sans attendre, le contact et reprends aussitôt la route.
Je ne sais pas pourquoi j'ai paniqué, si soudainement. Peut-être que je n'aurais pas dû, mais je n'aime pas du tout ce que je viens de voir. Ou plutôt ... de lire. Non ... Casey n'a pas pu écrire ce genre de chose. Elle n'a que six ans. Et surtout ... pourquoi ? Comme grand-mère me l'a si souvent répété, je ne dois pas être indifférent à ces détails aux apparences insignifiantes. Mais là, tout de suite, je préfère l'ignorer et laisser cela derrière moi. Il n'est pas question que je voyage avec un nouveau poids sur mes épaules. Même si je sais qu'un jour, ce message écrit en peinture rouge, au-dessus d'un visage affligeant, reviendra me hanter.
STAY AWAKE
« Reste éveillé ». Reste éveillé.
De quelle manière suis-je censé interpréter ce mot ? Qu'est-ce que ça veut dire ? Pourquoi ?
C'est exactement le genre de questions auxquelles je m'efforce de ne pas penser. Car si je commence maintenant, mon trajet deviendra beaucoup moins agréable, mon retour à Doncaster se fera sous une couverture nuageuse, et je n'en dormirai pas pendant plusieurs nuits en passant mon temps à réfléchir et à appréhender – sans doute, sans aucune raison apparente.
Tout ce qui compte pour le moment, est la quête que je me suis confiée.
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Distress Call
FanfictionIl fait noir. C'est la première fois que j'entre dans cette pièce. Debout sur le pas de la porte, je tâtonne le mur pour trouver l'interrupteur. Et quand la lumière s'allume, je crois apercevoir du coin de l'oeil une ombre s'échapper dans l'aire som...