Pierre C.
Courrier reçu le 9 juillet 2008
Bonjour ma petite fleur,
J'ai eu du mal à trouver du temps pour écrire ce que tu me demandes. J'ai été bien occupé récemment. Et puis, soyons honnête, je ne savais pas par quel bout commencer, quoi dire et comment aborder tout ça. Mais comme les collègues ont dû le faire (Benji m'a envoyé un mail à ce propos. Apparemment, il n'était pas d'accord avec Noz sur le contenu, ce qui ne m'étonne pas trop vu qu'ils sont rarement d'accord, enfin, je n'ai pas tout compris), je m'y mets moi aussi.
Je me suis replongé dans les photos (on avait de ces têtes, on faisait vraiment jeunes) et j'ai relu mon carnet qui me servait plus d'herbier que de notebook. J'ai relu nos courriers aussi.
J'ai du mal à remettre les événements dans l'ordre par rapport à toi et à ton arrivée dans ma vie, par rapport à Noz et Benji aussi. Alors oui, j'étais parti pour faire un job en forêt parce que ça me servait de stage pour la fac et qu'en plus j'étais un peu payé. Mais non, je n'ai pas trouvé ce que j'étais parti chercher, car les tables-bancs et les trous pour les chiottes, ça m'a vite lassé. Mais j'ai trouvé bien plus : des amis et toi, Mary.
Ce n'est pas la première fois que je te l'écris mais comme tu me demandes d'écrire mes impressions à froid sur notre groupe, alors il faut le répéter. Mary, tu as été mon premier grand amour. Je ne sais même pas s'il faut l'écrire au passé, tu es mon premier grand amour. Car tu faisais partie du groupe, tu l'as toujours nié, soi-disant que tu te tenais en retrait en tant que sociologue, pour ne pas fausser notre jugement, mais tu n'as pas pu te tenir en retrait malgré tous tes efforts, car il y a eu des interactions avec nous. Car tu es une personne Mary, tu n'es pas restée dans ton coin comme tu prétendais le faire au départ. Et n'en déplaise à ta déontologie, je suis heureux qu'il y ait eu des interactions. Je suis heureux de t'avoir rencontrée, de t'avoir connue et de t'avoir aimée. 10 ans après, j'ai eu le temps de faire le point : de me pardonner et aussi te pardonner, de me rendre compte de la chance que j'avais de t'avoir, même si tu n'étais pas exactement comme je l'aurais voulu (je ne vais pas rentrer dans le détail ici, il faudrait qu'on en reparle un jour, devant une bonne caïpirinha par exemple, je me souviens que tu aimes ça la caïpirinha) et de ma bêtise de ne pas avoir été patient, à avoir été ébloui par des paillettes alors que mon étoile était là tout près à mes côtés, d'avoir préféré une orchidée trop sophistiquée et qui a bien vite fané alors que ma petite fleur, que je trouvais alors un peu trop timide, parfumait ma vie. Mais ça je ne le voyais pas. Je ne l'ai pas vu quand je t'ai quittée. Il m'a d'ailleurs fallu longtemps avant de le constater et de ressentir ce manque. Je crois que je l'ai compris quand j'ai écouté cette chanson qui parlait étonnement d'une petite fleur, comme toi ma petite fleur, et qui disait qu'elle parfumait le bonheur du chanteur. Ton parfum était si subtil que je ne me suis rendu compte de rien. Je suis désolé du mal que je t'ai fait. J'étais embarqué dans la spirale des études : un nouveau campus, une nouvelle langue, des nouveaux copains, tout changeait, tu n'y avais pas ta place, moi non plus peut-être. Il aurait fallu que je ralentisse le rythme, que je fasse l'effort de tout te décrypter et de t'introduire dans cette nouvelle vie, mais je n'avais pas le temps, peut-être pas l'envie et tu étais loin, si loin dans ce grand pays. C'était plus facile de profiter à fond de l'instant présent. Et à UBC*, l'instant présent était délicieux. Alors c'est vrai, tu as dû être perdue quand tu es venue me voir par surprise à Vancouver. Tu as dû te sentir de trop. Mais je n'étais pas prêt à faire des efforts, j'arrivais tout juste à comprendre les subtilités de l'anglais et je venais de me faire des super potes. Et je rentrais d'une semaine excellente dans les Rocheuses avec Marco, un autre étudiant français, tu te souviens de lui ? Probablement pas. Bref, on s'était fait toute la transversale Calgary – Jasper, on avait vu des montagnes et des lacs à couper le souffle, on avait croisé la faune sauvage même en plein centre-ville de Banff, j'avais coché une grosse quantité d'oiseaux et de plantes, on avait même fait des sorties dans l'air vivifiant du petit matin à la recherche d'un orignal pour Marco qui n'en avait jamais vu et on avait dormi dans des auberges de jeunesses paumées, dont une où il fallait casser la glace du baquet pour prendre de l'eau pour la douche après le sauna aux braises. On était presque tout seuls à cette saison et on avait une sensation de liberté hallucinante. On mettait la musique à fond, on braillait et Marco posait la caméra sur le tableau de bord de la voiture pendant qu'on roulait : ça faisait un super clip souvenir. On n'avait pas de programme, pas de contrainte, juste une voiture, des dollars et un billet d'avion de retour. Cette escapade m'avait rechargé au maximum. J'étais revenu à Vancouver avec l'humeur au taquet et toi, dès que j'ai croisé ton regard à l'aéroport (l'aéroport de Vancouver, quand même ! Tu étais censée être à Montréal, à presque 4 000 km plus à l'est), tu étais mélancolique, presque triste. Ca ne collait pas. D'ailleurs tu as dû le sentir que ça ne collait pas nous deux pendant les cinq jours qui nous restaient à passer ensemble. Je me suis comporté comme un goujat et je m'en excuse. C'est facile maintenant de m'excuser, tu me diras, mais comme disait Fred « vieux motard que j'aimais » !
Donc je m'étais inscrit à ce chantier pour me faire un peu de sous. Et puis, la forêt, c'était ma branche (sans jeu de mot). Je venais de finir l'année à l'UL à Québec après mes deux années en France. Je comptais bien être pris en 4ème année à cette formation d'aménagement forestier et développement durable à UBC à Vancouver, mais comme ils ne retenaient que 40 étudiants, il fallait un bon dossier et un bon stage d'été. Ce chantier, c'est tout ce que j'avais trouvé, ce n'était pas du tout le niveau attendu, mais le responsable de l'accueil du public au Parc des Beaux Lacs m'avait promis une bonne attestation pour ce qui passerait pour un stage aux yeux du département de foresterie de UBC. De toute façon, malgré ce qu'ils en disent, ils ne comprennent pas bien le français à Vancouver, alors ils ne risquaient pas de pousser plus loin les investigations et le mec m'avait garanti que ça marcherait. Et d'ailleurs, ça a marché (avec un peu de persuasion et d'arguments sur le quota de francophones, hum, hum).
Bref, je n'attendais donc rien de ces deux mois de l'été 1998. Je n'étais même pas très motivé pour y aller. J'aurais préféré aller faire un tour aux States avec mes copains Pat et Alex et Tiago mon coloc de l'époque, dans la vieille Ford d'Alex, surtout qu'ils voulaient aller jusqu'au sud du Mexique, à Tapachula. Entre-temps j'aurais sûrement réussi à trouver un job dans un fast-food.
Me retrouver sans les copains, je ne le sentais pas trop. D'autant que j'allais vivre ça aussi à Vancouver si mon dossier était retenu. Mais j'ai eu l'idée saugrenue de parler à ma mère de la réponse positive du parc, un soir au téléphone. Et il n'est pas question de tenir tête à ma mère quand elle a décidé quelque chose. Quand elle a une idée en tête, elle ne l'a pas ailleurs, si tu vois ce que je veux dire ! Bien sûr j'aurais pu faire semblant, elle n'aurait jamais rien vu depuis la France. Mais c'est Pat qui m'a motivé. Et lui il est super fort pour te faire comprendre des trucs. Il ne faisait pas psycho pour rien le coco. En même temps, ils ont eu raison.
*University of British Columbia, Vancouver.
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La musique nous vient de Nouvelle-Calédonie (groupe Gurejele), donc rien à voir avec le Québec, mais c'est elle qui a donné le surnom à Mary.
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Et pendant ce temps-là, à Tapachula (mon été dans les bois)
Romance« A force de muscles et de sueur, nous retapions la cabane. Ou plutôt à force de sueur, de douleurs et de cris stridents suivis d'un juron lorsque l'un d'entre nous finissait avec le marteau sur le doigt plutôt que sur le clou. Le métier était en...