5 (d). Frédérique

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Olivia, donc.

Bon en fait, elle ne s'appelait pas Olivia mais Livia sans le o, mais Ti'Pierre avait décrété dès le premier jour que Livia était un prénom trop prétentieux et extravagant qui ne ressemblait pas du tout à cette jolie brune toute douce. Il préférait Olivia, un prénom d'après lui plein de grâce, de douceur et de rondeur. C'est fou comme une petite voyelle peut changer beaucoup de choses ! Et comme elle était timide, ou plutôt conciliante, elle n'a pas osé reprendre Ti'Pierre dès le début. Et puis après, c'était trop tard : pour tous les frenchy, cette fille-là, c'était Olivia.

Olivia se débrouillait assez bien en français et anglais, sans être bilingue ou pouvoir parler couramment, ce qui était déjà bien pour une italienne (je ne sais pas pourquoi j'imagine que les italiens sont au moins aussi mauvais que les français en langues étrangères). Moi je ne sais dire que ciao, pasta et pizza en italien, ce qui est certes essentiel, mais qui est quand même un peu léger pour me débrouiller dans les transports en commun de Rome, mais pour ma gouverne, je sais parler allemand, ce qui ne m'a d'ailleurs jamais servi à rien, vu que je ne sais vraiment pas pour quelle raison saugrenue je déciderai d'aller me perdre en Allemagne. Mais pourquoi je parle d'Allemagne alors qu'on est au Canada avec une italienne, un américain, un australien, quatre canadiens et deux autres français ?

Olivia parlait peu (encore un cliché qui se brise et d'ailleurs quand elle parlait, ce n'était pas spécialement avec les mains ni très fort), mais elle écoutait. Petit à petit, une complicité s'est installée entre nous et on a commencé à se confier un peu plus que des banalités. Avec elle, c'était si naturel. Et puis, une inconnue comme elle, c'était assez plaisant, comme si elle ne pouvait pas me juger car me connaissant depuis peu. Bien que nos confidences s'étaient établies naturellement, sa timidité m'assurait qu'elle ne gafferait pas.

Enfin, timidité n'était pas la bonne analyse. Solitude plutôt ou retenue. Mais non, Olivia n'était pas timide du tout. Elle savait se faire respecter, en se montrant exubérante s'il le fallait, bien qu'elle soit la plupart du temps très douce et calme. L'histoire de son bagage perdu dans l'avion en est un très bon exemple. J'étais d'ailleurs complètement ébahie par la façon dont elle avait géré l'affaire avec un aplomb et une détermination sans faille. Chapeau bas l'artiste.

Elle m'avait raconté qu'en sortant de l'avion à Montréal, elle avait attendu en vain son sac et s'était patiemment dirigée vers le service des réclamations bagages (je ne savais même pas qu'il y avait ce genre de services. En même temps, je n'avais jamais pensé qu'un bagage puisse ne pas être dans l'avion !) Là, après une petite attente et l'ouverture d'un dossier, on l'avait rassurée et conseillée de revenir le lendemain, car son sac prendrait le prochain vol et pour qu'elle puisse passer la nuit sans désagrément, on lui avait remis la petite trousse de toilette et le T-shirt trop grand qui trônaient désormais sur le rayonnage de la cabane. Le hic, c'est que le lendemain, elle ne pouvait pas revenir (elle devait être à Rivière-Blanche). Elle a donc demandé à téléphoner à l'Antenne du Parc à Montréal, lieu qu'elle devait rejoindre dans la foulée, pour voir s'il n'y avait pas une solution possible, genre le transfert pour Rivière-Blanche retardé d'une journée ou quelqu'un pour récupérer son sac le lendemain et lui amener (bon réflexe, moi je n'y aurais vraiment pas pensé). Bon évidemment rien ne collait : le mec du Parc insistait pour qu'elle soit à l'Antenne rapidement, car ils allaient partir pour Rivière-Blanche dans la foulée et ce n'était absolument pas possible qu'elle parte le lendemain. Et personne pour faire le trajet pour un seul sac. Il fallait donc que la compagnie trouve une solution. Elle est donc retournée au comptoir pour demander à ce que le sac lui soit livré dès le lendemain à destination, c'est-à-dire, au mieux en pleine forêt, au pire aux bureaux du Parc à Rivière-Blanche. Refus de la femme au comptoir qui venait de réaliser la distance (et donc le coût de l'envoi de son sac en taxi). Mais Olivia ne s'est pas démontée : avec son français approximatif et son accent italien, elle a commencé à hausser le ton en rappelant à la compagnie sa responsabilité dans ce désagrément (elle avait utilisé le mot désagrément, la classe) et les soucis que cela lui causait, les affaires qu'il faudrait qu'elle rachète parce qu'elle ne pourrait pas rester habillée en robe longue pour aller en forêt ni avec ces chaussures de ville (elle montrait ses chaussures en criant « mi la scarpa, la scarpa »), puis elle s'est mise quasiment à hurler moitié en français, moitié en italien, « je connais mes droits », « c'est un scandale, un scandale », « vous voulez que je prenne la justice ? » Rien qu'à entendre les décibels qu'elle déversait pour me raconter son histoire, j'imaginais l'attraction qu'elle devait faire dans l'aéroport et les badauds qui se tournaient vers le comptoir. J'aurai voulu voir la tête de l'hôtesse au moment où elle a réalisé qu'elle n'arriverait pas à calmer cette lionne sauvage. Son chef a dû avoir pitié d'elle, car dans un élan de bravoure, il est entré dans l'arène en proposant à Olivia d'acheminer directement son sac jusqu'à Rivière-Blanche (elle devait vraiment les impressionner, car il s'excusait même de ne pas pouvoir l'amener jusqu'à la cabane perdue dans les bois). Et pour être sûr de la calmer, il sortit de son comptoir 100 $ en cash : « en guise de dédommagement pour le rachat de vos affaires de première nécessité » il ajouta avec un petit sourire d'excuse.

L'affaire n'en est pas restée là : le sac était en fait parti sur une mauvaise destination (Bombay, je crois), le temps qu'il soit localisé et qu'il fasse le tour de la terre, il n'était pas à Montréal le lendemain, donc a fortiori pas à Rivière-Blanche. Il arriva au bout de 5 ou 6 jours. Entre temps, Sandra, convaincue par Olivia, prit l'affaire en main.

Sandra, c'était l'hôtesse d'accueil du Parc à Rivière-Blanche, celle qui avait un très joli visage souriant et des belles boucles brunes aux reflets violets (effet curly de chez Pantene), mais avec le gabarit d'un pilier d'une équipe de rugby wallisienne. Ou d'un sumotori. Sans sa « surcharge pondérale », fruit d'un régime assidu auprès du célèbre diététicien Mac Do, elle aurait pu être une vraie beauté.

Ah oui, au Canada on ne dit pas « grosse » mais « forte » ou en mieux « surpoids ». Ce qui évidemment fait une réelle différence !

Bref, Sandra, qui était aussi très gentille et redoutablement efficace, contacta la compagnie aérienne plusieurs fois par jour pour avoir des nouvelles du sac, comme s'il s'agissait d'un objet précieux. Avec toute la pression qu'elle mit et les bobards qu'elle raconta (entre autre le rachat d'un pantalon de sécurité pour tronçonneuse d'un montant de 149$, dont elle proposait même de joindre une facture pourtant fictive), quelques jours après l'arrivée du sac, elle reçu un chèque de 200 $ pour Olivia et une lettre d'excuse de la compagnie.

Le cœur sur la main, Olivia claqua cette somme en nous invitant tous au snack du coin, rangers et Sandra compris, juste avant le match de foot. La fameuse finale de la coupe du monde. Qui laissa un souvenir impérissable pour tout français qui vécu ce moment. Et pour tout habitant de Rivière-Blanche, qui vit son village se transformer soudainement en haut lieu de la déconnade.


Et pendant ce temps-là, à Tapachula (mon été dans les bois)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant