28 (a). Frédérique

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Il me restait quinze jours à passer dans cette forêt en vase clos avec lui. Quinze jours où j'aurai la boule au ventre dès que je verrai Tom ou dès que j'entendrai le son de sa voix. C'est-à-dire à peu près seize heures par jours, soit deux cent quarante heures environ.

Une éternité.

Un véritable supplice de Cupidon.

La meilleure des choses à faire pour me préserver, je le savais, c'était de partir : tout abandonner, lâcher le boulot, tout planter, j'inventerai une excuse, Manu était bien parti, pourquoi pas moi ?

Mais partir, ça signifiait quitter cet endroit que je trouvais magnifique et quitter Benj, Ti'Pierre et Jo, mes amis. Ca signifiait aussi renoncer alors que j'avais enduré les courbatures, les ampoules, les coups de soleil et les bibites : c'était quoi une peine de cœur à côté de ça ?

Mais surtout partir, ça signifiait que je laissais à Tom le pouvoir de gâcher mon été et de graver mes futurs souvenirs à l'encre indélébile de l'amertume.

Et ça, il en était hors de question.

Il fallait donc rester.

Rester et tenir. Résister à la tentation et endurer l'envie et la frustration. Et pour ça, il fallait s'organiser.

C'était décidé, à partir de maintenant, j'entrais en résistance : mon maquis à moi finalement.


La vie continuait donc dans notre forêt. Boulette le chien était resté. Je m'étais prise d'amitié pour lui. Il me faisait oublier Tom, enfin, pas complètement, mais je pouvais reporter mon affection sur lui. Il était effectivement hyper affectueux. Il aimait les caresses, les cherchait même. Et en plus, il était doux et intelligent.

Et bien élevé, quoique un peu gauche.

Je l'ai vite baptisé Boulette. C'est le mot qui m'est venu en premier.

Parce que c'était une jolie boule de poil.

Parce qu'il était encore un peu pataud et pas sûr de lui.

Parce qu'il était arrivé quand la sorcière s'amusait avec mon cœur comme une boulette de papier.

Et parce qu'il était tellement beau, que je disais « elle » alors que c'était un chien. Va comprendre !

Le nom a tout de suite été adopté. Comme le chien d'ailleurs. Ti'Pierre racontait à tout le monde qu'il aurait préféré une boulette de shit plutôt qu'une boulette de chien, ce qui traduit en anglais ne sonnait évidemment pas aussi bien, mais ça faisait quand même rire Jo et quand Jo riait, tout le monde riait.

On était finalement plusieurs à être content de cette venue. En fait, tout ce qui égayait notre quotidien nous réjouissait.

Parmi ce que nous vivions comme des évènements, venait en première position les sorties en ville. C'était le moment où l'on pouvait reconnecter avec la société. On flânait dans les magasins, on se buvait un coup au snack, on prenait des nouvelles de la famille et des amis. Et pour ça, miracle de la technologie, il y avait internet, qui venait d'entrer dans les foyers seulement quelques années plus tôt. S'il avait fallut ne compter que sur le téléphone, le décalage horaire et le coût de la communication auraient transformé nos conversations au mieux en une minute de banalités commençant par « tu as idée de l'heure qu'il est ici ? », au pire en un « salut, ici tout va bien, je vous embrasse », laissé rapidement sur le répondeur ! Et je vois déjà la tête de ma mère, toujours prompte à se faire un sang d'encre pour rien, à m'imaginer toute seule perdue en pleine forêt en train de me battre avec des ours et des loups ou au milieu d'une bande de trappeurs rustres et puants.

Et pendant ce temps-là, à Tapachula (mon été dans les bois)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant