Chapitre 8.2

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- Hé Einstein, me disait Théo, il manque des pages à ton roman macabre.

Il en avait lu quelques pages, juste assez pour comprendre de quoi il résultait. Il me semblait complètement incrédule et moqueur lorsqu'il commença sa lecture. Il était toujours incrédule, certes, cependant, plus il feuilletait ce journal plus cet air moqueur s'effaçait de son visage pour laisser place à un Théo quelque peu... ému.

- C'est un journal, Théo, je te l'ai déjà dit.

- On s'en fout ! répliqua t-il. C'est un peu pareil. Alors c'est ce truc qui t'a dissuadé d'aller vers Sophia ?

Il était décidé à ne pas l'appeler comme il se devait: un journal. Sacré Théo !

- Si tu avais vu le vieux qui me l'a donné, lui répondais-je, tu aurais été comme moi. Ce journal est une sorte d'avertissement pour me dire que je ne devais pas contrarier le destin.

- Et le destin ne veut pas que tu sois avec Sophia, c'est ça ?

- Disons plutôt que Sophia et moi ne sommes pas destiné à être ensemble. Le destin a d'autres projets déjà retenu quant à nous.
Il ne put retenir plus longtemps son rire sarcastique. Je lui devais au moins le mérite d'avoir résisté quatorze bonnes secondes.

- Désolé, dit-il. C'est juste que c'est un peu trop... fou, à mon goût.

- Je sais, fis-je en acquiesçant avec perplexité.

- Tu veux savoir ce que je pense ? me demanda t-il.

Je savais d'avance qu'il tiendrait des propos moqueurs. Je le connaissais trop bien, à ma grande infortune.

- Oh mais fais toi plaise, mon frère !, lui répondis-je.

- Tu as peur.

Mon air confiant s'évanouit à ces trois mots. Le sourire que j'esquissais du coin des lèvres, s'éffaça aussi vite qu'un trait de crayon face à une gomme neuve. Il les avait dit clairement et dans un ton qui ne laisse aucune place au sarcasme ni à aucune autre forme de moquerie, comme à ses habitudes; il les avait dit avec la même expression que lorsqu'il me parlait de sa rupture avec Sophia.

Évidemment, cette éventualité - entre beaucoup d'autres - m'avait déjà traversé l'esprit.

- Tu penses ? lui demandai-je.

- Ça crève les yeux ! En fait, j'ai d'abord été étonné de voir qu'un seul roman ait suffit à te faire baisser les bras quant à ta romance avec Sophia, mais j'ai ensuite compris.

Il se mettrait à neiger avant qu'il n'arrête de l'appeler un roman. Mais cela commençait plutôt à m'amuser.

- Et t'as compris ? lui demandai-je encore, curieux.

- Tu culpabilises d'avoir gâché ma relation avec elle. Tu aurais aimé qu'elle ne partage pas ce que tu ressens, ça aurait été plus simple. Alors ce cahier du destin t'a semblé une porte de sortie, une raison valable de ne plus l'avoir dans ta vie.

J'étais subjugué par son analyse. C'était un peu comme s'il savait exactement ce que je pensais. Je croirais presque parler avec Gloria - ce genre d'analyse exacte des gens était son fort.

Mais une chose m'inquiétait plus encore: ce sentiment, il ne me quittait pas. Il m'était étrange mais aussi familier. Je croyais qu'avec la décision que j'avais prise, il se dissiperait. Il n'en était rien.

- Tu as peut-être raison, lui dis-je, mais...

Soudain, avant même que je ne finisse ma phrase, ce qu'il me dit fit tilt dans mon esprit: Un seul journal m'avait convaincu, tel un amateur à la crédulité excessive. Un seul journal... Un seul...

- Qu'est-ce qu'il y a ? me demanda Théo.

- L'auteur de ce journal dit bien que lui et sa bien aimée n'étaient ni les derniers, ni les premiers, n'est-ce pas ?

- Ouais... et donc ?

- Il y a peut-être d'autres journaux des gens qui ont connu la même chose !

- Mouais, c'est vrai que j'y ai pas trop pensé... on se demande bien pourquoi, ironisa t-il.

- Je dois retourner chez ce vieil homme, lui dis-je. Enfin, je crois que c'est chez lui, parce que c'est pas clair. Mais je dois y retourner et fouiller dans ses livres.

- En gros t'as rien compris de ce que je te dis depuis tout à l'heure quoi !

- Si, si, mais il s'agit de Sophia et moi. Je ne peux rien laisser au hasard; cette histoire est peut-être vraie.

- Je croyais que ta décision était prise, que t'en avais fini avec elle pour la protéger. Pourquoi ce doute tout à coup ?

C'est vrai... J'étais perdu. Je ne me reconnaissais plus. Depuis ma rencontre avec ce vieillard, je ne me comportais plus comme à mes habitudes. Je pensais et agissais irrationnellement. Ce vieillard...

" Bravo Monsieur D,  vous avez réussi à semer le doute dans mon esprit, et par la même, à m'éloigner de celle que j'aime. Était-ce votre plan depuis le début ? Avez-vous inventé cette histoire dans le seul but de me manipuler ? Ce serait parfaitement logique: inventer une telle fabulation, semer le doute et ainsi parvenir à vos fins. Ce n'est donc pas la mort qui accomplirait les projets du destin comme me l'a fait croire ce journal, mais moi-même qui lui donnerais les résultats qu'il cherchait.
Peut-être l'ai-je déjà fait, en m'éloignant ainsi de Sophia. Elle aura beau m'aimer comme je pense, mais c'est clair que j'ai définitivement grillé mes chances avec elle. "

- Monsieur D., dis-je entre mes dents.

J'étouffais un rire narquois dans mon fort intérieur. Je me sentais stupide. J'avais l'impression d'avoir été manipulé depuis tout ce temps. Quel idiot !

- T'es trop chelou, mon frère ! fit Théo en me voyant si évasif.

Il marqua une pause avant de continuer...

- Sérieusement, arrête de te cacher derrière cette histoire de vieillard et de destin à la con. Tu fais du mal à Sophia et à toi-même.

Il me fixait, comme un père essayant de convaincre son fils de ne pas faire de bêtise. Comme un frère à un autre frère. Comme un ami. Son regard marron, sublimé de ces rayons roses orangés du crépuscule, était plus éloquent que tout ce qu'il disait. J'en esquissais presque un sourire amusé.

- T'as peut-être raison, lui dis-je. Elle doit m'en vouloir amèrement.

- Sois pas naïf, tu veux ! Tu lui as fait un coup digne d'un bâtard, alors quand tu te demandes si elle t'en veux, moi j'ai juste envie de te coller une baffe.

- Au moins je peux compter sur toi pour ça.

- Au fait, tu viendras à la fête d'Estebane ? passa t-il du coq à l'âne.

- C'est qui Estebane ?

- Un pote, t'as pas besoin de le connaître. Il est en deuxième année de fac. Il organise une teuf demain soir; ses parents sont pas là, et on est invité.

- Pourquoi pas ! fis-je après un temps d'hésitation.

Nous continuâmes de parler ainsi, de tout, de rien, jusqu'à ce qu'Ayana vienne, telle une furie, nous interrompre pour une histoire de yaourt végétarien que Théo aurait mangé.

Cependant, cette conversation avec mon vieil ami me laissa ravi; je l'avais retrouvé...

Tu devras mourirOù les histoires vivent. Découvrez maintenant