Étreinte (V2)

Tension

Brian

J'avais remarqué depuis un bon moment que la tension sur la glace était de plus en plus présente et mon inquiétude grandissait. Avec l'approche des grosses compétitions Yuzu et Javi étaient sur les nerfs et malgré tout, aucun des deux n'était venu demander un horaire individuel ; comme si là aussi ils attendaient de voir qui craquerait le premier...
Un peu de compétitivité était bénéfique pour l'entraînement, c'était d'ailleurs pour ça que je les avais mis ensemble, mais à partir du moment où Yuzu ne jetait même pas un regard à Javi lorsqu'il tombait en passant simplement à côté pour aller faire son propre enchaînement, ou que Javi mettait ses affaires sur un banc opposé à celui de Yuzu, ça partait trop loin.

-Très bien, on va s'arrêter là pour aujourd'hui, lançai-je en leur faisant signe d'approcher. J'aimerais faire un arrangement dans vos horaires, je ne sais pas encore si ça sera temporaire ou non...

-C'est à dire ?, demanda Javi en attrapant sa bouteille.

-Je pense à séparer vos sessions d'entrainement.

Il y eut un silence choqué et je levai les mains pour m'expliquer sans qu'il y ait de panique.

-Pas toutes, seulement deux ou trois par semaine. Il y a des choses qui nécessitent plus d'attention de ma part chez vous deux et des séances individuelles sont donc toutes indiquées. En plus je ne suis pas aveugle : je vois bien la tension qui règne en ce moment et je ne pense pas qu'elle profite à quiconque...

Javi baissa la tête avec culpabilité et Yuzu détourna le regard.

-Ce n'est pas un reproche, soupirai-je. C'est normal d'être plus stressé avant des compétitions importantes, il n'y a rien de mal là dedans. Simplement, un peu d'air vous fera du bien à tous les deux... Je vous enverrai les emplois du temps par mail pour que vous vérifiez ce qui est possible pour vous : confirmez moi ça la prochaine fois ou renvoyez moi une réponse.

Des acquiescements un peu faibles me répondirent.

-Allez, ne faites pas cette tête... Vous avez bien bossé aujourd'hui, on se voit la prochaine fois : motivé et en forme.

Il y avait encore de l'hésitation sur leurs visages mais ils partirent aux vestiaires sans protester après m'avoir salué. Je n'étais pas sûr d'avoir pris la bonne décision mais j'avais bien été obligé d'agir... Les prochaines séances seraient des crashs tests.

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Même pour moi c'était étrange de voir Javi s'échauffer en solitaire... Solitaire entre guillemets : il y avait quand même au moins six autres patineurs qui travaillaient de leur côté.
Il n'avait rien dit et semblait en forme, mais je le voyais en quelque sorte perdu tout au long de la séance, moins concentré, presque hésitant. Je ne sais pas s'il se rendait compte qu'il jetait des coups d'oeil autour de lui régulièrement, quand il finissait un élément ou qu'il faisait une pause... Au moment de venir prendre des consignes il avait s'arrêtait un instant, le temps de se rendre compte qu'il n'avait pas à attendre que Yuzuru parte faire sa propre session ou que j'ais fini de l'observer.
En général, la motivation était clairement moins présente...

-Alors ?, demandai-je pendant la pause alors qu'il reposait sa bouteille. Qu'est-ce que tu penses de l'entraînement individuel ?

-Je ne sais pas, soupira-t-il. Ça fait bizarre... Pourtant avant que Yuzu arrive j'étais tout seul aussi, ça ne devrait pas être aussi... déstabilisant...

-Je pense qu'il faut juste que tu te réhabitues.

-Sûrement, marmonna-t-il sans grande conviction.

La séance reprit et je priai pour avoir raison alors que je l'observais en grimaçant tomber sur un triple Axel et lever un regard perdu autour de lui...
Ça ne pouvait que s'arranger non ?

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Le bon point c'était que Yuzu savait faire abstraction de son environnement pour se concentrer, donc à priori l'impact devrait être moindre... À priori...
Lui aussi était en forme, et extérieurement c'était difficile de dire si la situation le touchait réellement. Sauf que je le connaissais suffisamment bien pour deviner que peu importe sa discrétion, quand il observait la patinoire en revenant vers moi ce n'était pas tout le temps pour calculer où lancer son prochain saut. Je savais aussi que s'il grimaçait en se relevant d'une chute ce n'était pas à cause de la douleur, et ça crevait les yeux que malgré sa concentration il était définitivement moins animé que d'habitude, moins prompt à proposer des améliorations, moins impliqué dans les éléments de base... Sa crispation était également visible et ça devenait handicapant pour les sauts.

-Je pense qu'on va arrêter les quads pour aujourd'hui, déclarai-je au bout d'une heure et demie d'inquiétude croissante.

-Ok, acquiesça-t-il en s'asseyant avec lourdeur sur le banc.

J'essayai de ne pas paniquer en l'entendant accepter aussi facilement.

-Comment tu trouves l'entraînement seul ?

-Bien. Meilleur pour concentration, diagnostiqua-t-il.

Si son regard n'était pas en train d'errer en direction de la glace avec une mélancolie à peine dissimulée, j'aurais pu le croire.

-Je ne veux pas que ce changement vous déprime, soupirai-je. Ce n'est vraiment pas le but...

-Pas déprimé, réagit-il immédiatement. Je vais bien, bon pour concentration. Normal de s'entraîner seul : je suis seul en compétition. Je ne dois pas reposer sur Javi, pas bon, relâchement, besoin de concentrer.

Il prit Pooh-san à côté de lui et le posa sur ses genoux, commençant à lui triturer la tête en marmonnant en japonais. Je le contemplai avec consternation faire le petit rituel typique de son état stressé ou préoccupé et il releva finalement la tête vers moi.

-Javi déprimé ?, demanda-t-il avec une poker face relativement crédible si on enlevait l'inquiétude et la culpabilité dans son regard.

-Il est comme toi Yuzu...

-Je ne comprends pas.

-Oh que si ; tu refuses juste de l'accepter. Je sais comment vous vous motivez l'un l'autre, c'est pour ça que maintenant le manque se fait sentir. Chaque saut, chaque élément, vous le faisiez pour montrer que vous pouviez faire mieux, mais maintenant vous ne pouvez plus rien prouver à personne. Vous avez l'habitude de partager votre espace sur la glace, vos exercices, de voir l'autre évoluer à côté ; c'est normal d'être déstabilisé...

-Mmh...

-Allez, on va reprendre.

Yuzuru pressa une dernière fois Pooh-san puis se releva et retourna sur la glace.
C'était dur de le (les) voir comme ça. Par moment ils arrivaient à donner le change mais rien que de voir Yuzu quitter la glace en fin de séance en regardant derrière lui avec hésitation, à ramasser ses affaires en jetant un coup d'oeil là où celles de Javi devrait reposer : j'étais prêt à annuler les changements dès la semaine suivante.
Ironiquement, ce qui me fit changer d'avis fut la séance commune. Je n'irais pas jusqu'à dire que la tension avait disparu comme par magie mais au moins je n'avais plus l'impression d'être la Suisse pendant la 2nde guerre mondiale...
Javi avait arrêté de poser ses affaires ailleurs, Yuzu ne faisait plus comme si Javi était un bonhomme de neige trainant dans le passage, et le contact s'était «légèrement» renoué. Timidement, on va dire.

Javi était arrivé à l'heure et Yuzu lui avait offert un (très) discret sourire, il y avait eu des frôlements de mains et de bras à la place des échanges polis minimum, Javi avait posé une main sur l'épaule de Yuzu qui ne s'était pas dégagé et qui lui avait même proposé un mouchoir de Pooh-san : c'était définitivement un drapeau blanc. Dans tous les sens du terme d'ailleurs.

-Houston, on a sauvé le navire, soufflai-je à Tracy à la fin de la séance alors que les deux garçons sortaient de la glace côte à côte.

-En effet, sourit-elle. J'avoue que j'ai eu des sueurs froides...

-Il faut tenir comme ça jusqu'à la compétition. Et les suivantes. Tu crois que c'est faisable ?

-Je ne sais pas, mais si c'est possible alors je suppose qu'ils y arriveront...