Yuzu
Une faille, j'avais laissé une faille.
J'avais eu un sursaut d'énergie (l'énergie du désespoir peut-être) et mon programme court m'avais donné douze points d'avance sur le deuxième, sur Javi, un écart énorme, mais j'avais raté mon FS. Après tout j'étais encore blessé et un sursaut d'énergie n'était justement qu'un sursaut : court et intense. J'étais tombé, deux fois, j'avais mis une main à terre, une fois, et même avec mon avance sur le court j'avais su dès que j'avais vu le score. J'avais laissé la porte ouverte pour la médaille d'or, ou plutôt, je l'avais fermé avec le court mais j'avais oublié de la verrouiller avec le long.Dans le Kiss & Cry j'avais voulu le dire à Brian, lui dire que même si j'avais la première place maintenant, rien n'était joué. J'étais en danger, je le savais, je le sentais. Si Boyang dépassait les 205 points il pouvait me battre : peu probable, je vis rapidement qu'il ne pourrait pas le faire. Le dernier à passer était Patrick mais il ne pouvait pas remonter les 220 points nécessaire pour m'atteindre. L'avant-dernier était Shoma, c'était ses premiers mondiaux, il devait battre 224 points : aucun soucis à se faire.
Mais Javi, là était le danger, comme d'habitude, toujours. Il était champion du monde, il voulait le rester, et ce n'est pas parce qu'on avait un écart de points aussi long que la muraille de Chine, que j'avais un record du monde, un Season Best, que j'étais le favori, que la pluie de Poohs avait gênée sa préparation et qu'il ne pouvait plus enfiler ses patins à cause d'une blessure depuis hier que ça allait l'arrêter. C'était Javi.Je ne pouvais que rester dans la Green Room et le regarder délivrer un programme parfait, le meilleur qu'il ait jamais donné en compétition mais le genre que j'avais déjà vu à Toronto. Ses quads ne tremblaient pas, ils étaient hauts, avec une vitesse improbable et il les raterrissait tous, un par un. Il souriait, haussait les épaules en riant après ses atterrissages, faisait des clins d'oeil aux juges, et même si tout ça faisait parti de la chorégraphie ça semblait tellement naturel... Comme s'il n'avait pas travaillé son programme des centaines de fois, comme si c'était simple.
Regarde le défoncer la porte que tu as oublié de verrouiller, que tu n'as pas été capable de verrouiller. Douze points de retards, ça ne veut rien dire pour lui...
-Il est toujours en déséquilibre, il devrait tomber !, stressa Boyang en s'agitant inconfortablement dans son fauteuil.
-Il n'a pas besoin d'être stable pour patiner, la gravité ne l'intéresse pas, grinçai-je.
Ce n'était pas un compliment, je n'étais pas d'humeur à lancer des fleurs à celui qui allait me rafler la médaille d'or mondiale pour la deuxième année consécutive : c'était un fait, une observation.
Pour tous les patineurs la stabilité était ce qu'il y avait de plus précieux : rien d'étonnant quand on évoluait sur une surface glissante où on était pénalisé pour chaque chute. Tous les éléments étaient travaillé sans relâche pour que notre centre de gravité soit toujours bien placé par rapport au sol afin de ne pas être déséquilibré et tomber : logique, la base.
Javi s'en fichait.
Dans la majorité de ses programmes il zigzaguait, se tenait trop droit sur ses jambes pour vaciller plus naturellement (ce qui réduisait drastiquement toute sa stabilité), et enchaînait ses séquences de pas comme ça, sans faute. Pour quelqu'un qui prenait tant l'équilibre au sérieux que moi, c'était extrêmement stressant à regarder, et fascinant aussi quand ça ne me coûtait pas une médaille. C'était une des nombreuses différences dans notre patinage : j'avais un style lisse qui rendait un sentiment de solidité à mes programmes, Javi donnait l'impression qu'un souffle d'air pourrait le renverser... Cela dit, vu les cris et les applaudissements des spectateurs debout dans tout le stade, peut-être que les gens avaient enfin compris que c'était juste un effet de style et que Javi était sans doute le plus solide d'entre nous.
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Étreinte (V2)
RandomCe n'est pas facile de gérer sa vie quand on est athlète de haut niveau. C'est encore moins facile quand il faut s'occuper de sa carrière et d'un autre athlète en même temps, sachant que ce dernier n'y met pas forcément de la bonne volonté. Ou : Jav...