p r u d e

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Des choses quotidiennes je tire un goût défait. L'humanité abusive me prend la main au tournant et y glisse une petite prune, violette et dure sans avoir l'air mure. Je m'écarte de l'assemblée pour mieux la regarder, dans le creux de ma main, la contemplation n'est pas systématiquement attentive, je dérape puis je focalise, j'expire et je renoue. 

Une fois rentrée je lave mon fruit dans l'évier, d'abord je ne lui croque pas dedans, d'abord je le rince et lui parle tout bas. Sa chair chaude et sucrée, sa grimace mauve et hypnotique, me soulagent. Sa timidité m'étreint, j'y succombe. Prune ensauvagée, échappée à la meurtrissure criarde d'août, un poids léger dans ma paume, ostensiblement lisse, une pesanteur évanouie. J'observe avec perplexité cet étrange corps, est-ce un œil, est-ce un nombril ?

Elle a l'air réfractaire, comme fermée sur elle-même, détournée de mon regard inquisiteur. Peut-être que je m'y prends mal. Laquelle de nous deux ne sait plus, tenir ou être tenue ? Bernard arrive dans mon dos, toujours à traîner dans les cuisines. D'ailleurs il a pris de la consistance, mais sentimentale, pas en apparence.

- Bouge Lou, tu obstrues.

- Meurs Bernard, tu pollues. 

Ses sourcils s'évadent surpris. Je dépense mes humeurs, mais rarement à son égard. Alors ensuite, il saisit lentement un fruit et ce geste me terrifie. Il tire une chaise, s'affale avec désinvolture et dévoile toutes ses dents neigeuses.

- Ça va ? 

Il m'épie, il pelle son pissenlit, une pêche en réalité. Du jus lui jaillit entre les doigts, trempant sa peau et badigeonnant ses ongles d'une teinte orangée et sans regrets. 

- Oui, je murmure en lui tournant le dos.

- Qu'est-ce que tu dissimules ?

Je me retourne en songeant que je suis en robe, que c'est l'été, avec ses caravelles d'origamis et de silences aux heures rougies. Bernard se tient là, incendié par la lumière qui filtre à travers la vitre, sa rousseur éclate et rendrait Van Gogh jaloux. 

- Laisse-moi voir tes mains. 

Je n'obtempère pas, il me croit solitaire mais indécise en réalité. 

- Lave-toi les tiennes.

Il hoche la tête et se relève. Je le vois idiotement approcher et lui cède la place à l'évier. Je vais pour m'écarter mais il me stabilise, me retient près de lui d'une accroche au poignet. Ses yeux cherchent peut-être les miens. Je ne sais pas, je ne vérifie pas. Il me demande encore. Mes fébrilités cachottières ne lui échappent pas.

- Lou ?

- Quoi ?

- Je t'aime. 

Il inaugure, de ce monde en bascule présume l'essentielle nomination des choses. 

Serment de pacotille, aveu inoublié, des syllabes baignant dans le fracas universel avec délice et angoisse. 

Je m'arrête avant de lui répondre, ses cellules carbonisées m'ont atteinte sur le devant. Il sourit, il saisit, puis il attrape mes épaules et me tire doucement à lui, l'air de dire que tout sévit. Je dépose ma tête contre sa grande allure morte, la couleur oblique du soleil paraît chaste sur sa gorge et je m'emploie à la soigner. Je ferme mes paupières en évitant les grains de sable qui s'y logent, persuadée qu'il n'existe pas deux prunes pareilles à celle-ci offerte. Cette pensée se montre plus fort et soudain, et soudain j'ai le manque absolu. 

Apocalyptic LouOù les histoires vivent. Découvrez maintenant