Demain ! Quoi ? Tout recommence encore, et un chien me mord la gorge, ses canines écumeuses percent ma peau, ouvrent mes chairs et libèrent le pourpre de mes veines.
Du sang. Du sang jusque dans mes rêves. La grande échelle est tombée, personne n'ose la relever. Les plombs ont sauté donc les gens dansent dans le noir. Ils se trompent de bouches. Ils se maquillent sévèrement pour masquer leur tendresse. Les affamés piétinent dans le couloir, on tire au loin et une masse informe quitte son envol. On a détaché le ciel de ses oiseaux, monstres maniaques que nous sommes.
J'enfile un manteau acide et je cours jusqu'au champ, là j'épuise ma respiration terminale, je gonfle mon ventre de vent et soulève mes mains avant de crier. Les enfants qui dorment ne m'entendent pas, les autres sont las.
Et cette plaie pendue à mon cou qui ne se referme pas. La mort vient, elle est apparue au milieu du champ avec son visage familier, ses gestes fins... Elle avance. Je la regarde s'approcher, contemplative.
Sous ses pieds les fleurs périssent. Son haleine glace l'air. Je n'ai pas peur. Je me méfie de la tension persistante qui pourrait attirer l'orage. La foudre fond comme un glaçon dans un verre d'eau. Lentement mais sans détours.
La mort est arrivée à mon niveau, elle s'est assise et m'a enveloppé la cheville d'un bandage satiné. Je l'ai remerciée par politesse excessive mais son geste inutile m'a rappelé celui des grâces sans saveurs.
Maintenant nous comptons les minutes avant que la campagne se trouve tout à fait envahie par la couleur du soir, une teinte bleutée et mauve qui palpite au-dessus des terres jusqu'à se noircir complètement et ne laisser que des ombres dans son sillage.
J'accompagne ma douleur de plaintes graves et répétitives. La mort fait la sourde-oreille et me laisse la vie.
Un miroir flotte dans une flaque. Mes deux reflets se valent et ne révèlent rien. Ils me dessinent inachevée, en ambiance libre, les dents écartées. Je pousse un soupir qui va se perdre dans la nuit montante.
Une goutte, puis deux. Bientôt la pluie contaminée se verse sur nos joues encore tièdes et fait surgir de molles marées hors de terre. L'humidité s'échappe du sol comme une brume anxiogène et défectueuse.
Un homme fuit, c'est un spectacle abstrait. Son œil grossit le nuage et panique devant la pesanteur suspecte de son gris.
L'eau me douche, je ne fais aucune allusion au crime mais le regard inquisiteur de la mort n'est pas dupe. Elle me dévisage longtemps et pétrifie ainsi mon corps. Ses prunelles brillent comme l'acier et ne portent aucune lumière. Engloutie de ténèbres, attentive et figée dans un face-à-face interminable, la mort cache ses mots et n'interrompt pas la pluie qui s'en va laver mon sang. L'herbe vire à l'ocre, un corbeau ricane comme une bête féroce et s'écrase au sol sans parades ni palpitations.
Le visage du monde est désormais calme et inquiétant. Les brises s'ébattent plus fort encore et font pleurer les gens. Je reste statique, livide et balayée. Mes lèvres violettes s'accordent au tumulte, j'esquisse un sourire ambigu et le vent rugit de plus belle. Les cloches sonnent et éparpillent des notes lucides puis aiguës. "Rentrez dans vos maisons, fermez vos portes", semblent-elles dire. La mort et ses insectes se sont levés dans le champ. Ils remuent doucement en écoutant les souffles et semblent vouloir entamer quelque chant obscur ou ancien. Je les regarde faire un goût amer dans la bouche, et l'herbe qui se couche.
Campagne rasée, collines dévalisées, la marche macabre des bourrasques poursuit sa route hors des forêts. Les grands arbres tremblent. Ils jouissent violemment dans ces ébats tempétueux. La mare frissonne. On la reconnaît comme le linceul d'un scarabée noyé.
Mes yeux pâlissent étrangement, je sens le froid lécher ma nuque et me couvrir entière peu à peu. La mort ne me surveille plus. Elle suit la caravane des créatures nocturnes et évince la lune dissimulée.
Un fou m'aime sans cruauté, il piétine dans la boue et se glisse jusqu'à mon bras. Ses yeux s'ouvrent comme des planètes. Il me palpe et m'emporte. Mais non, je reste. Alors il me rejoint. Il se tient près de moi, semblable, et murmure. La discrétion nous est favorable. Je vois des traces dorées fendre la carcasse immense de la nuit. Le fou expire, il a vécu comme un papillon. Je dors sur son épaule cessée, sans songes ni interruptions jusqu'aux senteurs malades de l'aube.
L'attente a trompé ma fin, j'émerge trempée et merveilleuse. Des rochers dans la bouche, un nénuphar comme survivant, il est tard pour paraître soleil. Le jour est un déguisement malhabile. Je l'observe poindre en silence et une grenouille vient s'endormir dans mon ombre.
Nous trouverons nos corps engloutis en chemin. // La lune assommée paraîtra demain. // Le cœur est un organe circulaire. // J'ai pris leur nom à tous mes amants, puis je me suis rendue, muette. Nos lèvres scellées n'ont cessé de vaciller.
Le ciel blanc aux dents jaunies, l'éternuement timide de l'aurore, l'aube est mécanique et n'est pas à prendre car c'est elle qui nous cueille et nous apprend. Son baiser s'invente. Empoisonnés, elle nous trouve. Nos poumons solitaires chargés de silhouettes révolues. L'aube les entend et les dépasse, ivre de ses naissances, des possibles gondolés et de leur salut unanime.
Je suis devenue une fille matinale.
Je suis devenue une fille immédiate.